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nul autre de ses livres, il ne parle avec plus de tendresse ; lui-même en devait rabattre plus tard.

Cette ambition philosophique de Proudhon ne serait pas connue dans ce qu’elle eut d’intense et de fiévreux sans la publication des fragmens de correspondance. Elle se fait jour dans les lettres à Bergmann. Il veut, lui écrit-il, expliquer les lois universelles de l’organisation sociale ; il croit être arrivé à la pleine lumière. « Nous étudions quelquefois longtemps sans que le progrès soit sensible, puis tout à coup les voiles tombent ; après un long travail de réflexion, l’intuition arrive, — ce moment est divin. Quand un homme a beaucoup appris, que son érudition est suffisante, il ne faut plus que lui poser des problèmes et soulever devant lui des difficultés. Pour peu qu’il ait de génie, il s’élancera comme le soleil et répandra des flots de lumière. Mon ouvrage aura pour titre : De la Création de l’ordre dans l’humanité. Ce sera de l’économie humaine transcendante. » En attendant, il lançait (10 janvier 1842) son troisième mémoire sur la propriété, bien moins mêlé d’idées métaphysiques, quoique la philosophie sociale y tienne une grande place. C’était l’Avertissement aux propriétaires, sous forme de lettre à M. V. Considérant. Cet écrivain fouriériste était alors un des chefs socialistes qui avaient le plus de notoriété. Nulle part Proudhon n’avait exposé plus crûment son idéal d’une égalité absolue de rémunération ; il va jusqu’à mettre sur le même pied le salaire de Phidias et celui du dernier maçon. Nous ne pensons pas qu’on puisse appeler cette chimère une thèse originale ; elle avait été soutenue par d’autres, et elle venait de l’être tout récemment par M. Louis Blanc. L’originalité, comme il arrive avec Proudhon, n’était guère que dans la manière, dans la forme. Le talent et le génie sont dans ce mémoire traités comme des monstruosités qui se développent au préjudice de l’équilibre général des facultés, et qui méritent peu d’être encouragées. Partout il est revenu sur cette idée avec force duretés à l’adresse des artistes, dans lesquels il voit de véritables anomalies, des monomanes, offrant le type incomplet et presque toujours dégradé de la nature humaine. On verra plus tard son horreur pour le roman, pour la littérature languissante et passionnée ; il n’y aperçoit qu’ignominie mal déguisée sous un tissu de phrases mystiques et exaltées. Sous des formes rudes, excessives, il y a là tout un côté d’observations vraies à recueillir ; c’est là peut-être, c’est dans ses appréciations sur la littérature et la morale de notre temps, appréciations d’une austérité qui rappelle souvent l’esprit monacal, qu’on trouverait la part la plus vraie d’originalité et d’humour. Il a donné de ce genre de critique, disons plutôt de censure et d’exécution, de terribles spécimens dans un de