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biographe, une vengeance assez naturelle et de bonne guerre de son état de servage intellectuel, c’est un détail que nous n’apprécierons pas, mais où se montre bien le côté narquois de cette nature gauloise qui apparaît dans une vive saillie en plus d’un endroit de la correspondance. Proudhon est furieux, il n’en rit pas moins, il s’amuse lui-même de ses épigrammes et de ses portraits, il prend plaisir à ses invectives ; il emporte la pièce. Un jour il écrira d’un de ses adversaires qui a laissé une juste renommée d’honnête homme et d’homme de valeur « qu’il a trouvé moyen d’être plus méchant que sa réputation et plus laid que sa caricature. » Ces aménités de polémique ne partaient pas chez lui de sentimens haineux ; il s’amusait ! Il mettait de l’art à fabriquer ses flèches, à les rendre piquantes, acérées. Il voyait d’avance l’impression produite sur le public, il était heureux d’étonner, d’effrayer les badauds. Ses colères de polémiste, et il en avait de sérieuses, de violentes, n’excluaient pas le calcul et le plaisir savant qu’il trouvait à les épancher dans un style travaillé pour l’effet, où l’exagération même était de parti-pris.

Nous ne recueillerons, dans les circonstances qui signalent la vie laborieuse de Proudhon jusqu’en 1848, limite à laquelle s’est arrêté M. Sainte-Beuve, que ce qui achève de le peindre, et certains détails qui n’étaient pas bien connus : aussi n’insisterons-nous pas sur le second mémoire relatif à la propriété. C’est un travail écrit avec beaucoup de soin ; mais où sont les belles résolutions de ne plus être agressif ? Les pages véhémentes n’y manquent pas, et ne sont pas des moins bien frappées. Il dédiait ce mémoire à l’économiste Blanqui ; c’était faire acte de reconnaissance. M. Blanqui avait apprécié un des premiers la valeur de l’écrivain, et lui avait fait un accueil d’où devaient naître des relations plus suivies. Il avait parlé du premier ouvrage, tout en le combattant avec force, en termes fort honorables, dans un rapport fait devant l’Académie des sciences morales. Proudhon dut à ses démarches actives de se voir épargner des poursuites. Il lui garda de ces bons procédés une gratitude qui ne s’est pas démentie dans les plus vives polémiques. Plus que jamais d’ailleurs à ce moment il excluait la politique de ses écrits ; il cherchait même des appuis dans le pouvoir, notamment auprès de M. Duchâtel, alors ministre, qu’il connaissait pour un esprit ouvert et au courant des questions économiques. Il entretenait plus que jamais aussi, à cette date de 1841, son rêve favori d’être un grand philosophe, il méditait son livre de la Création de l’ordre dans l’humanité, un de ses ouvrages les plus défectueux malgré des pages vraiment éclatantes ; jusque-là il n’avait pas fait un pareil effort pour tout embrasser dans une vue synthétique. De