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s’exaltait, s’exaspérait dans ce Paris alors calme en apparence, mais où déjà bouillonnaient toutes les idées que nous avons vues éclore et éclater depuis lors. C’est de là que date le premier cri de guerre, non pas celui qu’il va pousser publiquement, préméditer en quelque sorte, mais ce cri qui lui échappe dans le secret et qui ne permet plus de se tromper sur les sentimens, sur les desseins du futur polémiste. Voici ce qu’il écrit à Ackermann : « Je rentrerai dans ma boutique l’année prochaine, armé contre la civilisation jusqu’aux dents, et je vais commencer dès maintenant une guerre qui ne finira qu’avec ma vie. » Ainsi voilà la lutte à outrance résolue, sinon déclarée. La manière même dont il annonce les hostilités ne part pas d’un esprit arrivé, comme il en a la prétention, à des conclusions radicales par la réflexion désintéressée et par l’étude, c’est le mot suprême d’un cœur troublé et ulcéré. Tout le froid appareil des syllogismes, toute l’ostentation d’une dialectique raffinée, n’y feront rien désormais : nous entendrons toujours retentir ce cri à notre oreille.

Il touchait à l’instant où il allait lancer son fameux manifeste contre la propriété. Ce mémoire, quoi qu’il en dise et quoi qu’en paraisse penser M. Sainte-Beuve, ne nous fait pas l’effet d’être une œuvre philosophique. C’est un pamphlet armé de textes savans empruntés aux philosophes, aux économistes, aux jurisconsultes, qu’il démolit les uns par les autres. Si nous avons affaire ici à un rêveur, à un révolté, nous n’avons pas affaire à une âme cupide ou sensuelle qui veut prendre sa part des joies de la vie. Le mal chez Proudhon n’est pas là, il est dans l’orgueil de l’esprit, mal plus noble sans doute, mais auquel nous voudrions que l’on conservât le nom de mal, au lieu de l’absoudre et d’avoir l’air presque de le glorifier. L’orgueil de l’esprit consiste-t-il donc à se confier dans la légitime portée de facultés faites pour travailler à la recherche de la vérité, à tirer gloire des conquêtes de la science qui nous a ouvert de si prodigieuses perspectives en donnant des résultats si féconds ? Non, autrement il faudrait renoncer à toute vivifiante chaleur et tomber dans le mépris de la vie et des œuvres ; cette disposition, chez ceux qui ne sont pas des saints, produit tout autre chose que des fruits de vertu et de sagesse. Non, l’orgueil de l’esprit consiste à s’exagérer démesurément ses forces et à identifier l’esprit humain lui-même avec sa propre et faible intelligence, devenue la mesure de toute vérité et s’arrogeant le droit de faire plier le monde entier à ses conceptions. Pourquoi ne porterait-on pas sur ce genre d’excès et, osons le dire, de folie un jugement sévère comme sur. de plus vulgaires ambitions ? Que sera-ce quand cet orgueil surhumain tourne à l’action violente ou y aboutit fatalement ? Suffira-t-il de voir dans cette humeur paradoxale un cas pathologique intéressant à étudier ? Ce