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cette nature excessive, connue seulement du public par ses paradoxes à outrance et ses emportemens. Qui ne sait au surplus combien M. Sainte-Beuve avait peu d’effort à faire pour proclamer le talent ? Il le goûtait sous toutes les formes et au service de quelque cause que ce fût. N’avait-il pas aussi un faible pour les curiosités en tout genre ? Or Proudhon fut incontestablement une des curiosités de notre siècle, éclatante et provocante, avec une partie d’énigme restant à déchiffrer. Le critique qui n’avait pas dédaigné d’apprécier les mérites poétiques d’un Charles Baudelaire pouvait bien jeter un regard curieux sur les fleurs du mal du socialisme.

Cette explication, qui a sa part de vérité, ne serait pourtant pas suffisante sans d’autres motifs soit de circonstance, soit plus intimes encore. Avant tout, n’oublions pas la date de cette publication, qui, parue d’abord en fragmens, prend aujourd’hui la forme d’un volume avec des additions et des complémens nullement à dédaigner. C’était en 1865. On avait le sentiment de la sécurité, on répétait beaucoup que le socialisme avait désarmé. Les chefs ne comptaient plus, disait-on, que sur les lents moyens de la persuasion ; les ouvriers abandonnaient la doctrine de l’état-providence, pourvoyeur de travail et de salaires, pour mettre toute leur confiance dans la liberté économique. Ces idées devaient trouver crédit jusqu’à ce que la réouverture des clubs et les écluses de la presse lâchées vinssent faire voir combien il y avait dans cette sécurité d’illusion optimiste ; mais on n’en était pas là encore. Il y a presque toujours en France un moment où il semble qu’on rie d’avoir eu peur. On se familiarise avec les grands révolutionnaires, on leur trouve je ne sais quel charme, on leur sait gré de l’esprit qu’ils ont montré pour démolir, on les idéalise. Peu s’en fallait, aux yeux de bien des gens, que M. Proudhon ne fût un véritable titan ; c’était bien pour cela qu’il s’était donné et qu’il aimait qu’on le prît. M. Sainte-Beuve partageait ces dispositions bienveillantes à l’égard de ce qui ne lui paraissait plus redoutable ; il était redevenu libéral, et allait bientôt passer à l’opposition au moment même où le gouvernement sortait de la période autoritaire. Ainsi tout semblait tourner à l’apaisement, à cette date de 1865, en ce qui touche le socialisme, et M. Proudhon lui-même, bien près alors d’entrer dans l’éternel repos, paraissait s’être apaisé comme tout le reste. On eût dit que le vieux lion avait rentré ses griffes. Il vivait à Passy en bourgeois tranquille, marié, père de famille. Ceux qui l’approchaient disaient qu’il n’avait rien perdu de son ancienne flamme. Ses derniers écrits visent surtout à être des traités scientifiques : tels sont ses ouvrages sur la Guerre et la paix, sur le Principe du fédéralisme, sur les Majorats littéraires, sur la Théorie de l’impôt, sur la