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est moins élémentaire que celui des clans de l’Altaï. L’immense steppe des Kirghiz, qui s’étend de l’Altaï jusqu’au fleuve Oural, est habitée par une véritable nationalité. Chaque Kirghiz se nomme Kasak, comme tout paysan roumain, quel que soit le gouvernement auquel il obéisse, qu’il dépende de Pesth, de Vienne ou de Pétersbourg, s’appelle lui-même Roumoun. Le nom de Kirghiz, comme celui de Kirghiz Kaïsak, ressemble à celui d’Albanais ou de Valaque, forgé par les étrangers, et qui n’a aucun sens dans la langue indigène. La poésie populaire atteste, autant que l’idiome et les coutumes, que la conscience nationale existe chez les Kasaks, sans qu’ils soient pour cela plus capables que les habitans de l’Altaï de défendre leur indépendance contre le voisin qui prétend les assujettir, qu’il s’agisse de l’empereur de la Chine ou de l’empereur de Russie. Maintenant les « Kirghiz de Sibérie » sont compris dans la douzième conscription militaire de l’empire russe, quoique la nation entière ne soit pas encore complètement soumise, et qu’il soit difficile d’astreindre à une véritable dépendance dès nomades dispersés sur des territoires aussi vastes.

Malgré le sentiment qu’ils ont de leur unité nationale, les Kirghiz se fractionnent en trois hordes : la grande horde, la horde moyenne et la petite horde. Les noms des familles Argyn et Naïman, les principales de la horde moyenne, prouvent le rôle que l’élément mongol a joué dans la formation d’un peuple dont l’origine est enveloppée de ténèbres, qui est composé des élémens les plus divers fondus ensemble depuis longtemps. Les hordes se divisent en clans et ceux-ci en familles, qui vivent dans un accord si intime qu’elles soutiennent leurs membres envers et contre tous. Nous retrouvons ici l’idée favorite des nomades, qui donnent à la morale un autre point de départ que les nations sédentaires civilisées. La hiérarchie des devoirs admise par un Fénelon, qui commence à l’humanité et descend à la nation pour arriver à la famille, serait pour eux une simple absurdité. Tous demeurent dans des aouls de cinq à quinze yourtes, qui s’élèvent sur l’immense steppe comme des taupinières. La yourte est une tente de feutre brun qui recouvre un treillis évasé de bois peint en rouge, avec un toit pointu en perches et un grand tuyau de cheminée rond. Cet assemblage de yourtes, qu’on nomme aoul, forme une commune microscopique gouvernée par la famille la plus nombreuse, qui protège l’individu isolé et en est responsable. Les querelles sont décidées par des arbitres, et l’aoul se charge de faire exécuter leurs arrêts. Ces formes archaïques de gouvernement, dont les chants donnent, une idée exacte, ressemblent, assez aux simplifications, idéal de quelques écoles socialistes, qui réduisent le gouvernement à une sorte de