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humaine, elles ne vous aiment, ne vous recherchent, que pour vous engloutir. La Claribel de l’Opéra possède au moins sur toutes les autres nixes et sirènes cet avantage d’avoir un cœur sensible et romanesque, préparé d’avance à tous les dévoûmens. Elle prend au sérieux son pêcheur de corail, l’aime d’amour comme Julio aime Saint-Preux, et ce croquant qui dans son palais d’azur l’a dédaignée, au lieu de le harceler de sa vengeance, elle vient, elle l’immortelle, la déesse, le relancer jusque parmi les vivans, pour le ramener ensuite conjugalement faire de l’égoïsme à deux dans son aquarium.

Dire que la musique complète ce poème serait aller contre la vérité, car ce poème, qui ressemble à tout, ne s’opposait à rien. Insuffisant en soi et médiocre, affectant dans son style un certain romantisme qui n’en relève pas la platitude, sa fable prêtait à l’interprétation musicale; Weber, passant par là, eût fait un Oberon. L’auteur du libretto de Guillaume Tell, M. de Jouy, s’écriait en parlant de Rossini : « Je lui avais donné deux nationalités, l’Allemagne et la Suisse, et de ces deux couleurs le malheureux n’a rien su faire! » Peut-être y avait-il aussi une belle antithèse à trouver dans le sujet du Roi de Thulé? Avec les amours criminelles de la reine Myrrha et son courtisan Angus, qui rappellent la Gertrude et le Clodius d’Hamlet, on aurait pu, en pleine fantaisie, aborder le drame. Le compositeur, M. Eugène Diaz, a négligé toute couleur, il n’a fait ni rouge ni bleu, il a fait pâle, — lui, le fils d’un si fier coloriste! Citons pourtant une délicieuse barcarolle au moment où la mer s’entr’ouvre au second acte pour laisser voir au pêcheur éperdu de jalousie les ivresses amoureuses de la reine et de son prétendant. On détacherait de la sorte plusieurs morceaux gracieusement inspirés : la romance d’Yorick au premier acte, et, tout de suite après la sortie du bouffon, un petit chœur charmant; mais ce ne serait toujours là que des pages d’album, et franchement à l’Opéra les albums sont trop peu de chose.

Ah ! senz ’ amare
Andar sul mare
Coll’ sposo del mare,
Non puo consolare !

Ce vague et douloureux motif que soupirait dans sa gondole la jeune épouse de Marino Faliero, je le livre à la méditation de tous les musiciens qu’un souffle dangereux de la fortune aura poussés trop tôt vers l’Opéra. S’embarquer ainsi sans précédens, sans grande vocation, senz’ amare, sur cette immense et trompeuse mer, vouloir y naviguer dès le début, quelle entreprise! On ne sait pas tout ce que ces puissans moyens mis à votre disposition font peser sur vous de responsabilité; tout ce spectacle merveilleux, toutes ces voix, toutes ces résonnances, vous attirent; vous ne voyez pas le péril, vous ne voyez que le succès. On va