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trouvai en face de Sébastian, dont les traits décomposés achevèrent de me réveiller. Sans me dire un mot, il m’entraîna vers le bord et me montra du doigt l’horizon. Un point noir, suivant l’ondulation des vagues, montait et descendait entre la terre et nous. Je ne voyais là rien d’alarmant, lorsque, jetant un regard vers la proue du navire, je compris le muet désespoir du capitaine; nos Indiens fuyaient, abandonnant à la merci de la mer les défenseurs de la pauvre Lydia.


V.

Sébastian, atterré, continuait à garder le silence; le malheureux avait une femme, des enfans, et il songeait à eux. Redoutant l’influence que leur superstition attribuait à la métisse, les matelots, dès la veille, avaient comploté la fugue dont aucun de nous ne s’était méfié.

— Ils seront à terre ce soir, dis-je à Sébastian, et nous enverront du secours.

— A moins d’un miracle, répliqua-t-il en secouant la tête, aucun d’eux n’atteindra le rivage; ils voguent droit sur les brisans et ne sauront pas s’en garer. Si par hasard un d’eux aborde, docteur, il lui faudra plus d’un jour pour gagner Alvarado, et où trouvera-t-il une barque, à supposer qu’il ait le courage de revenir nous chercher? D’ailleurs, si nous avions un ami parmi ces malheureux, il ne serait pas parti, ou nous eût avertis. La soif et la faim vont avoir raison de nous, si ce n’est la mer; notre seule ressource est désormais la miséricorde de Dieu.

Sébastian avait raison; néanmoins il fallait agir. Je me mis en quête d’une bouteille avec l’intention d’y renfermer les tubes contenant l’aspergillum, précaution à laquelle je songeais bien tard. En vérité, on eût dit qu’un mauvais sort nous poursuivait, et je trouvais que la mort, si elle devait nous prendre, y mettait bien des façons. J’étais dans l’eau jusqu’à mi-jambe lorsqu’un cri me rappela vers la dunette. doña Esteva, très pâle, pleurait silencieuse en regardant Lydia, qui, agenouillée à ses pieds, sanglotait. — C’est moi, c’est à cause de moi! répétait la malheureuse fille.

Don Salustio, anéanti, tenait ses enfans par la main.

Cette vue me rendit mon sang-froid. — Dieu n’abandonne que ceux qui s’abandonnent eux-mêmes, m’écriai-je; la soif, la faim et les élémens sont de vieux ennemis de l’homme, et ils n’ont pas toujours raison de lui. Tenons conseil, s’il vous plaît. Votre résignation toute mahométane peut être très méritoire; mais, pour ma part, je ne veux pas mourir.