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cheurs ne s’approchent jamais, et nous ne pouvions espérer aucun secours. D’après les calculs du capitaine, dix heures nous étaient nécessaires pour atteindre le rivage bordé de brisans que l’on n’apercevait pas de la distance où nous en étions.

Durant cette journée, qui s’écoula rapide, j’aidai un peu tout le monde, depuis le cuisinier jusqu’aux calfats improvisés. Ayant découvert une sonde enduite de suif, je profitai de cette trouvaille pour me procurer un peu du sable qui tapissait le bas-fond sur lequel nous étions échoués. Je fus assez heureux pour m’emparer de trois porpites azurées appartenant à l’espèce signalée par le savant Lesson sur les côtes du Pérou, et que le hasard des courans avait sans doute amenées dans ces parages.

En introduisant entre les planches de la barque le coton qui devait empêcher l’eau de mer de la remplir, un des Indiens s’écrasa le doigt d’un coup de maillet. — Il crie comme un caïman, — me dit celui de ses camarades qui vint me prévenir sur la dunette au moment où je lançais ma sonde, qu’un requin faisait mine de vouloir avaler. Je courus vers le blessé; l’accident était sans gravité. On ne l’a pas oublié : c’est justement à l’heure où je rédigeais mon mémoire sur le cri des caïmans que les allégations du docteur Neidman m’étaient parvenues. Je pris le matelot à part. — Le caïman, oui ou non, a-t-il une voix? — J’allais peut-être obtenir un renseignement précieux, définitif. On affirme généralement que, blessé, le reptile pousse un mugissement assez semblable à celui du taureau. Je dois avouer que, dans l’intérêt de la science, j’ai martyrisé plusieurs de ces inoffensifs reptiles (ils n’attaquent jamais) dans l’espoir de leur arracher un cri, un grognement qui, si faible qu’il eût été, m’aurait permis d’éclairer un point obscur des connaissances humaines. Mes expériences ne m’ont jamais confirmé que le mutisme absolu des monstrueux amphibies, que j’ai le regret d’avoir inutilement torturés.

Ce n’est point chose facile que de tirer la vérité d’un Indien, non qu’il cherche précisément à la déguiser, mais son imagination dénature facilement les faits, et tout interrogatoire l’inquiète.

— Tu as donc vu des caïmans blessés? demandai-je négligemment à mon homme.

— Certes, señor; j’en ai même tué un assez grand nombre, et, mon patron aidant, j’espère qu’il m’en sera tenu compte dans le ciel.

— Je n’en doute pas, répondis-je; mais où les frappais-tu?

— Dans la gueule, souvent sous l’aisselle, lorsqu’ils voulaient se laisser faire.

— Avaient-ils réellement la voix aussi forte que celui de tes camarades que je viens de panser?