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Hommes, femmes, enfans, l’éruption du volcan n’avait rien épargné. Trois mille fermes au moins étaient réduites en cendres, des villages naguère florissans n’offraient plus que des monceaux de ruines, et sur ces débris les klephtes agenouillés unissaient leurs voix à celle des popes pour célébrer un si rapide et si complet triomphe. Quelques familles turques avaient échappé par la fuite au massacre ; elles trouvèrent un refuge à Tripolitza et dans les forteresses du littoral. Encore incapables d’affronter leurs ennemis en plaine, les Grecs se bornèrent à cerner ceux qu’ils n’avaient pas réussi à surprendre. Ils se rassemblèrent sur les hauteurs et attendirent patiemment que la faim leur livrât de nouvelles victimes. Dans cet âge de barbarie que les poètes seuls ont le droit de regretter, les vêpres grecques ont un précédent, les vêpres siciliennes ; mais à l’époque historique où nous sommes arrivés on ne trouvera que les noirs de Saint-Domingue et les musulmans du Bengale qui aient poursuivi la domination étrangère avec cette fureur implacable.

En tout pays, de semblables excès eussent amené de sanglantes représailles ; en Turquie, ils devaient nécessairement raviver la férocité d’un peuple qui s’est toujours montré impitoyable, parce que ses croyances, non moins que son tempérament, le rendent insensible au spectacle des souffrances humaines. Les cruautés juridiques ordonnées par le sultan Mahmoud, les désordres que son gouvernement toléra, lui ont valu, de la part des Grecs, le surnom de boucher. On a cru qu’il avait le goût du sang, et qu’il devait savourer avec un secret plaisir les vengeances dont il donnait l’affreux spectacle à ses sujets. Frère et cousin de souverains étranglés, Mahmoud n’avait que le sentiment de sa conservation ; il n’obéissait qu’à l’instinct de son impuissance. L’autorité des princes ottomans n’a jamais été aussi absolue que les formes asiatiques dont elle s’enveloppait pouvaient le faire croire. Ce despote, que la diplomatie ne voyait qu’environné de pompe et de terreur, sur les droits duquel l’Europe se faisait de si singulières illusions, n’était en réalité que l’instrument aveugle, l’esclave docile et tremblant des passions de son peuple. Ses décisions les plus solennelles devaient être soumises à la sanction du mufti. Elles seraient restées sans vertu, si un fetva ne les eût déclarées conformes aux prescriptions du Coran. La même corporation avait concentré dans ses mains les fonctions du prêtre et celles du magistrat. Exagérant le rôle de nos anciens parlemens, elle pesait à la fois sur la politique extérieure et sur l’administration intérieure de l’état. Vis-à-vis des fantaisies impérieuses du souverain, son chef, le grand mufti ou cheik-ul-islam, aurait eu plus qu’un droit d’enregistrement, il aurait exercé un droit de contrôle. Les premiers massacres