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veillant dans le désert, ou du roi d’Israël frémissant sous l’aiguillon de la colère divine, c’est se moquer d’une langue que l’on connaît mal, et du bon sens, que l’on ne veut pas connaître. Quant à nous, dans tout le recueil de Frédéric, nous ne trouvons qu’un vers qui mérite ce nom :

Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l’orage,
Penser, vivre et mourir en roi.


Et cependant il est avéré que Frédéric se croyait poète : vaincu, il se vengeait sur la fortune comme aurait fait Tyrtée; écrire des vers en un moment de crise comme celle de 1757 lui paraissait aussi stoïque au moins que de philosopher comme avait fait Marc-Aurèle ou Caton. Il était vaniteux en même temps que positif, et comptait sur ses hémistiches autant que sur ses victoires et sa diplomatie pour étendre sa renommée. Lorsqu’il fit courir après Voltaire pour reprendre le volume de ses poésies, ce n’était pas qu’il les crût mauvaises et capables de compromettre sa réputation d’homme d’état : il craignait le scandale et le danger des épigrammes qu’il y avait répandues à pleines mains sur les princes d’Europe ses meilleurs amis.

Il aimait les vers comme il aimait ceux qui en font, pour son plaisir et pour son intérêt. Il invitait Voltaire avec des vues personnelles cachées sous l’apparence de l’enthousiasme et d’une vraie passion. Il flattait l’auteur de la Henriade avec toute la perfection que savent mettre dans la flatterie les vrais égoïstes, ce qui ne l’empêchait pas de le déchirer par derrière. Au moment même où il mettait en œuvre tous les artifices, toutes les séductions pour gagner le poète, il exprimait à son ami et secrétaire Jordan tout le mépris possible pour cet artiste de la parole qui se faisait payer si cher. M. Carlyle a laissé une lacune dans la discursive et complaisante histoire qu’il fait des relations de Frédéric et de Voltaire. Est-ce un oubli très singulier? est-ce un embarras invincible en présence de la vérité trop manifeste? On ne peut expliquer ce grave péché d’omission. Tout le monde sait aujourd’hui que le roi de Prusse trahissait le secret de la correspondance pour contraindre Voltaire à se réfugier chez lui. Ce dernier, chargé à La Haye d’une négociation dont le but était de renouer une alliance effective avec la Prusse, écrivait à Frédéric dans les termes lys plus virulens, ajoutons aussi les plus confidentiels, contre son ennemi le ministre Boyer, évêque de Mirepoix. « Ce vilain Mirepoix, disait-il entre autres douceurs, est aussi dur, aussi fanatique, aussi impérieux que le cardinal Fleury était doux, accommodant et poli. » Ajoutez