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III.

Ce que l’on vient de lire sur la manière et sur les idées de M. Carlyle suffit pour montrer qu’il ne pouvait faire un portrait ressemblant da roi de Prusse, et que la solennité même avec laquelle il l’annonce au monde devait mettre en défiance le public ami du vrai beaucoup plus que des révélations et des prophéties. Nous ne prétendons pas recommencer le travail de l’historien et substituer le Frédéric véritable à cette peinture systématique et faite d’imagination. Ce prince d’ailleurs n’est pas si méconnu que veut bien le dire l’auteur, nous avons de lui des images peintes d’après nature par des témoins, par des hommes d’état, par des historiens qui n’ignoraient pas leur métier, n’en déplaise à M. Carlyle. Il a commencé par enterrer son héros sous je ne sais quels débris des révolutions, afin de se donner le mérite de l’exhumer, semblable à ces gens qui, pour surprendre la bonne foi des antiquaires, enfouissent une œuvre de leur façon qu’ils donnent ensuite pour un antique. Non, ce n’est pas là Frédéric II, et il nous suffira de réunir deux ou trois traits principaux de cette figure caractéristique, originale, que l’on peut aimer ou haïr, mais sur laquelle après tout le jour est fait depuis longtemps.

Le titre de grand ne saurait lui être sérieusement contesté. À quoi bon? tout est relatif en ce monde : la grandeur humaine comporte beaucoup de lacunes, des lacunes morales surtout, et cette réserve n’est pas inutile quand il s’agit de Frédéric. En seul mot, ce semble, peut montrer combien il entre de hasards, de conditions de fortune, de bonheur et même de force violente dans ce qui fait appliquer à un homme cette ambitieuse épithète : il n’y a guère que des rois qui puissent l’obtenir. Ici nous rencontrons M. Adolphe Trendelenburg, qui s’est imposé, dans un de ses discours récemment publiés, la tâche de démontrer que Frédéric est le roi le plus vraiment digne de ce titre exceptionnel. L’éminent professeur se fait illusion sur de simples formes de langage. Nous ne disons plus Henri le Grand, Louis le Grand, mais ce n’est peut-être point parce que ces rois sont déchus de notre primitive admiration; ce qui est diminué, c’est le sentiment monarchique de la nation. Jamais l’histoire n’a placé plus haut que de nos jours le nom, la capacité, la politique de Henri IV, et la première moitié du règne de Louis XIV est aux yeux des Français d’un assez grand prix pour racheter les fautes de la seconde. Ces deux rois demeurent grands, quoique leurs noms ne le rappellent pas sans cesse. On dit encore Frédéric le Grand, je le reconnais; mais, outre que cet adjectif si envié sert à le distin-