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récits apocryphes par des phrases telles que celle-ci : « messieurs, vous allumerez le courroux du genre humain quelque jour, et vous recevrez quelque terrible volée pour vos manières d’agir! » On devine que M. Carlyle compromettait ainsi sa plume et son nom d’écrivain avant la guerre; il écrivait ces paroles vers 1863. On voudrait se persuader, malgré certains indices, qu’il les a regrettées. Le moindre inconvénient auquel il s’est exposé, c’est de faire penser qu’il flattait des passions déjà bien enflammées, et que le désir de trouver des débouchés en Allemagne n’était pas étranger à ces emportemens.


II.

Nous serons plus équitables que M. Carlyle : nous oublierons ses injustices, son aversion, sa mauvaise humeur, pour ne songer qu’à la vérité. Bien que son Histoire de Frédéric le Grand pèche contre le goût, contre les proportions, bien que depuis ses ouvrages précédens il n’ait fait de progrès que dans les défauts, son livre ne laisse pas de présenter de l’intérêt, et un lecteur armé de longue main contre les singularités de l’auteur verra sa patience récompensée par plus d’une page éloquente ou originale. Cet éloge d’ailleurs est tout littéraire; un historien du tempérament de celui-ci ne peut prétendre à l’autorité. Il arrive quelquefois à M. Carlyle de s’émouvoir sincèrement : il a des narrations de bataille dont la chaleur est communicative, quand ses chers grenadiers prussiens ont marché sous le feu de l’ennemi et rompu des lignes que trois ou quatre charges n’avaient pu ébranler, surtout quand il a débrouillé à son gré le chaos des descriptions antérieures, car il se plaint vivement et à chaque instant que les historiens de ces guerres de Frédéric lui ont tout laissé à faire. Je ne sais si le reproche n’atteint pas le héros lui-même, qui a raconté ses campagnes et que Napoléon ne trouvait pourtant pas si obscur. M. Carlyle se montre plus difficile, et il semble s’en attribuer le droit : à le voir au milieu de ces grands conflits de bataillons et d’escadrons, dessinant des mouvemens qu’il devine, ressuscitant des physionomies de combats dont les traits, il le dit lui-même, étaient perdus, il est plus d’à moitié feld-maréchal; il monte à cheval sur ses phrases retentissantes, et jette les masses humaines les unes sur les autres. On désire que ses descriptions soient authentiques, mais on se défie, malgré qu’on en ait, de son imagination. Les choses y sont trop d’une couleur, les hommes trop d’une pièce. Il n’en est pas ainsi des récits de batailles plus rapprochées de nous. M. Thiers ne montre pas avec ce relief les hommes et les choses; il est sobre par convenance et par