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pour écrire ce dithyrambe en très gros volumes sur le césarisme prussien, sur une monarchie alliant la dictature héréditaire à une mysticité de convention. L’identité de la puissance et de la justice était déjà dans son livre du Chartisme : les mights (forces) qui deviennent des rights (droits), ce n’était pas là une simple antithèse et un jeu de mots; M. Carlyle avait fourni depuis longtemps à M. de Bismarck une maxime trop célèbre. Le Frédéric de l’historien écossais est donc un modèle qu’il propose à tous égards aux chefs de nation. L’illustre roi de Prusse est généralement reconnu pour un grand homme et un grand général, sinon tout à fait un grand roi : M. Carlyle le proclame le premier de tous; il prétend ajouter à ses vertus celles de la véracité, de la droiture, et dans un sens relatif la piété même.

Un critique grec disait que l’historien devait être apolis, sans patrie. M. Carlyle va plus loin encore : à force d’admirer le roi de Prusse, il devient Prussien, et il épouse sans réserve les passions antifrançaises qui ont leur foyer à Berlin. Il en devient, pour ainsi dire, infidèle à son héros, puisque celui-ci, s’il aimait quelque chose au monde, a aimé la France et l’esprit français. Le zèle de M. Carlyle dépasse celui des sujets mêmes de l’empereur Guillaume, et l’on est forcé de se demander si c’est de sa tendresse exagérée pour cette nation moitié germaine, moitié slave, ou bien de son inexplicable haine pour nous que vient l’aveuglement qui s’étale en certaines pages. Nous croyions que M. Carlyle avait assez à se louer du public français pour mêler quelque sympathie à ses duretés. Assurément il était libre de pousser jusqu’à l’extrême sa sévérité à notre égard; mais un peuple a toujours droit au respect, surtout quand il occupe dans le monde et dans l’histoire une certaine place. De cette haine si peu méritée, M. Carlyle nous oblige à fournir quelques preuves; nous y trouverons d’ailleurs plus d’un avertissement dont la France devrait profiter.

La bataille de Rosbach est pour lui l’occasion d’un transport de joie triomphante qui serait malséant même dans un écrivain de la nation victorieuse. Sur ce point, le public français n’avait rien laissé à dire au vainqueur : Paris épuisa les épigrammes sanglantes dont il était possible d’accabler l’armée de Soubise. M. Carlyle, s’il ne voulait pas imiter la dignité de Frédéric lorsqu’il parle de cette journée fatale, pouvait se contenter, ce semble, du jugement péremptoire de Napoléon, qui admire le roi de Prusse et ne craint pas d’ajouter : « Ce qui me remplit d’étonnement et de honte, c’est une bataille gagnée par six bataillons et trente escadrons sur une telle masse de troupes ! » Cela ne suffit pas à l’écrivain, il faut qu’il y ajoute son coup de pied dans les termes suivans : « rarement, jamais peut-être, pas même à Crécy et à Poitiers, une armée ne