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Nous sommes en présence d’un parti-pris absolu qui produit des conséquences assez curieuses : selon M. Carlyle, tout le monde a tort contre Frédéric, y compris l’Angleterre. Il suffit que le parlement britannique vote une alliance avec la Prusse pour être le soutien de la liberté du monde; lui déclare-t-il la guerre, la bonne cause devient mauvaise, les mots de justice et de liberté dans les discours des ministres ne sont plus que mensonges et faux prétextes, les plaisanteries de l’historien ne tarissent plus sur le bon peuple anglais, qui prodigue son argent pour des entreprises insensées ou coupables. Bien plus, il suffit que le roi de Prusse se retire d’une cause ou s’y rengage pour en changer la valeur morale : ainsi dans l’intervalle de la première et de la seconde guerre de Silésie, l’Angleterre, qui avait jusque-là le tort de combattre Frédéric, commence à trouver grâce aux yeux de l’historien; mais aussitôt que ce roi, sans se faire de scrupules, rompt un traité avec autant de désinvolture qu’il l’avait signé, aussitôt qu’il reparaît sur le champ de bataille, l’Angleterre retombe en disgrâce, et sa fidélité envers Marie-Thérèse lui est comptée pour une récidive de sa faute. Certes jamais la Grande-Bretagne ne soutint des guerres plus glorieuses qu’au milieu du siècle dernier, jamais l’aristocratie de ce pays ne se montra plus digne de diriger une grande nation; Frédéric lui-même, avec son génie, n’aurait pas résisté deux ans au triple effort de l’Autriche, de la France et de la Russie sans les budgets anglais. Dans la guerre de sept ans, il fut le soldat habile, mais généreusement stipendié de l’Angleterre. M. Carlyle est le seul qui ait oublié ces beaux souvenirs, et à l’exception de Pitt, auquel il fait une place honorable, les hommes d’état anglais ne servent qu’à entretenir sa bonne humeur. Frédéric est pour lui une sorte de dieu qui règle non-seulement les destinées des empires, mais les droits de la vérité et de la vertu.

Il fallait s’y attendre : un esprit paradoxal, qui se joue avec les idées, qui s’est mis à l’école de l’humoriste Jean-Paul pour traiter de la politique et de la société, qui s’est fait des habitudes, des systèmes, un langage à lui, et dont le langage, les systèmes, les habitudes sont la négation radicale de tout ce que dit, pense et pratique la moderne Angleterre, ne pouvait condescendre à tenir pour authentique et véritable le Frédéric de tout le monde, celui de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne elle-même, car celle-ci, dans les rayons de cette gloire qui lui appartient, consent à voir quelques taches. On pouvait prévoir que M. Carlyle aurait un Frédéric à lui. Il commença par en faire un mystère. C’est son procédé favori : tout ce qu’il daigne toucher change de nature, ou plutôt tout ce que d’autres ont touché avant lui a été altéré, contrefait.