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le prix de revient très minime dans d’autres, elle offrait de grandes chances de bénéfices, et elle s’était organisée comme une industrie régulière, comme une sorte de commandite commerciale, dont les contribuables s’empressaient de seconder les opérations, pour les venger du fisc. Les faux-sauniers, bien armés et bien montés, se réunissaient par bandes de trois ou quatre cents, livraient des combats en règle aux gabeleurs, et forçaient les lignes des douanes intérieures. Les soldats eux-mêmes prenaient part à ce trafic. Sous Louis XIII et sous Louis XIV, on vit des compagnies entières faire la fraude, d’accord avec leurs officiers, qui partageaient les bénéfices, ou qui fermaient les yeux quand ils n’avaient point d’argent pour payer leurs hommes, comme le colonel de Pontis, qui se vante, dans ses Mémoires, d’avoir trouvé le moyen de faire vivre ainsi son régiment, « sans que le roi ait eu rien à débourser. »

Au désordre de la contrebande s’ajoutaient, comme nous l’avons dit déjà, les désordres sanglans de l’émeute. Reims, Dijon, Rouen, furent le théâtre, au XVe siècle, de troubles très graves, uniquement provoqués par la tyrannique administration des gabelles. En 1548, les paysans se rassemblèrent au nombre de 40,000 dans les environs de Cognac et de Châteauneuf ; ils mirent les troupes royales en déroute, s’emparèrent de Saintes, qu’ils livrèrent au pillage, ravagèrent les environs d’Angoulême, de Poitiers et de Blaye, et firent sommer Bordeaux de leur fournir un contingent d’hommes armés et équipés. La populace de cette ville, surexcitée par leur approche, brûla les gabeleurs, pilla les maisons des riches, resta en état de révolte ouverte pendant tout un mois, et le gouvernement, pour la faire rentrer dans le devoir, fut obligé de mettre en campagne un corps de 6,000 hommes sous les ordres du duc d’Aumale et du connétable de Montmorency. Des faits analogues se passèrent dans la Bretagne en 1675, c’est-à-dire au moment où Louis XIV était à l’apogée de sa puissance : quatorze paroisses du pays d’Armorique publièrent sous le nom de Code paysan les statuts d’une association qui avait pour objet de faire abroger l’impôt du papier timbré, de la marque des ouvrages d’étain et du sel. « Il est défendu, disait le Code paysan, à peine d’être passé par la fourche, de donner retraite à la gabelle ou à ses enfans, de leur fournir ni à manger ni aucune commodité ; mais au contraire il est enjoint de tirer sur elle comme sur un chien enragé. » Cet ordre fut ponctuellement suivi depuis Douarnenez jusqu’à Concarneau, et cette fois encore il ne fallut pas moins de 6,000 hommes des meilleures troupes du roi pour rétablir l’ordre[1].

  1. On trouvera la confirmation de tous les faits ci-dessus mentionnés dans les documens suivans : Traité des aydes, tailles et gabelles, par Lazare du Crot, 1636, in-8o ; — Moreau de Beaumont, Mémoires concernant les droits et impositions, 1768-1789, in-4o, t. III, p. 1 à 276 ; — Forbonnais, Recherches sur les finances, passim ; — Necker, De l’Administration des finances, t. Il, p. 1 et suiv. — Les principales ordonnances sur les gabelles sont celles du 25 septembre 1315, 15 février 1345, 24 janvier 1372, 23 mai 1499, juin 1517, 25 août 1535, 13 août 1579, juin 1660, mars 1681. — On les trouvera dans le Recueil des ordonnances du Louvre et les Anciennes lois françaises d’Isambert.