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aux collines, à la lumière, à la douceur de l’air, à la grâce de la tribu humaine à laquelle il appartenait, qu’il faut s’adresser pour comprendre Prud’hon. Dans toutes celles de ses œuvres que nous avons vues, sauf une seule, la célèbre allégorie de la Justice poursuivant le crime, Prud’hon n’a pas fait autre chose que se rappeler le spectacle familier à son enfance et cette grâce des visages de Cluny, qui n’avait pu manquer de séduire sa nature, trop finement sensuelle pour son bonheur. Son dessin, non pas incorrect, mais voluptueusement énervé, a son origine dans les molles lignes de ces collines; son clair-obscur lascif est un souvenir de la lumière voilée et de l’air humide de cette vallée de la Grosne, aux eaux abondantes à l’excès. Ses enfans qui ne sont que sourire, ses femmes qui ne sont que languissant spasme ou agaçant désir, ne sont qu’un souvenir idéalisé des formes et des traits dont son imagination avait gardé l’empreinte caressante. La caresse pour être douce n’en a pas moins été profonde, car on retrouve ce souvenir non-seulement dans ses compositions érotiques, mais dans ses inspirations les plus élevées et les plus austères, par exemple dans la Madeleine affaissée au pied de la croix de son Christ expirant. Son plafond allégorique de l’hôtel de ville de Dijon, œuvre laborieuse de sa première jeunesse où son originalité ne s’est pas encore nettement dégagée, n’est pas entièrement exempt de ce caractère.

Un autre exemple bien illustre de ce génie propre à Cluny, c’est Lamartine. La famille des Prat était originaire de cette ville, où l’on voit encore leur vieille et jolie maison des derniers jours du moyen âge, marquée du trèfle emblématique qui traduit leur nom en langage figuré[1]. Sommes-nous bien loin de Prud’hon avec Lamartine? Eh! non; au fond, si les formes de l’expression sont différentes, les facultés agissantes, les instincts du talent et les préférences de la nature sont identiques. Même mollesse, même flou, même adorable énervement des lignes, même tendre lumière et même profond sentiment des ombres, même sensualité purifiée chez l’un par la mélancolie, chez l’autre par la grâce; seulement ces qualités chez Lamartine tendent toujours à la grandeur et cherchent les horizons lointains et vagues, tandis que chez Prud’hon elles se restreignent volontairement, et se précisent avec liberté dans la prison aisée d’un souple contour.

L’histoire à Cluny est aussi noble que la nature est gracieuse. Nous avons vu à Vézelay le type de l’abbaye féodale par excellence, tout occupée d’âpres intérêts politiques qui, aussi considérables

  1. En parcourant, dans la chapelle de l’hôpital de Cluny, les noms des bienfaiteurs des siècles écoulés, j’y trouve au XVIIe siècle celui d’Alamartine. Est-ce un ancêtre de M. de Lamartine, et le nom de la famille portait-il autrefois cette forme?