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III. — CLUNY. — PRUD’HON. — L’ABBAYE.

Comme nous avons fortement insisté sur le caractère de Vézelay, nous franchirons l’espace, et, dédaignant une fois encore les stations intermédiaires, nous irons jusqu’à Cluny chercher d’un bond sa parfaite antithèse.

Il ne saurait en effet exister de plus complet contraste. Tout diffère entre ces deux localités célèbres, la nature, l’histoire, le génie. Autant la campagne de Vézelay est âpre et violente, autant la campagne de Cluny est douce et gracieuse. Autant Vézelay est froid et sec, brutalement battu qu’il est sur son éminence par tous les vents du ciel, autant Cluny est tiède et humide, baigné qu’il est par les eaux qui descendent de ses collines. Ces collines sont pour la vue et encore plus pour l’âme un véritable enchantement. Groupées autour de la ville en amphithéâtre harmonieusement ordonné, austères par leur couleur qui est d’un violet foncé, voluptueuses par leur forme, elles m’ont donné l’impression d’un cercle de nonnes dont la chasteté sourit doucement au sein de la beauté. Rien n’égale la mollesse correcte, la précision onduleuse de leur dessin; ces contours ne sont pas sèchement arrêtés avec une rigidité mathématique, mais semblent avoir été tracés par une main caressante; c’est la libre pureté, la fuyante exactitude, le flou même des lignes de la vie. Plus on les contemple et plus on se sentit comme pénétré par de tièdes vapeurs de grâce et de paix délicieuse. Si prononcé est le charme de ce paysage qu’il résiste même aux mauvais génies du brouillard et de la pluie. Je n’ai vu Cluny qu’au déclin suprême de l’automne, mais je doute qu’il m’eût séduit davantage même aux plus beaux jours; en tout cas, je n’ai pas eu de peine à comprendre ce qu’il est dans l’heureuse saison parce que je l’ai vu sous le pâle soleil de la Saint-Martin. Il était cependant bien sale avec ses vieilles petites maisons, dont les brumes humides faisaient ressortir toute la crasse, et ses rues pavées d’une manière plus qu’élémentaire, transformées par les pluies en étangs de boue; au milieu de cette boue, il était charmant encore et ressemblait de la manière la plus exacte à un modèle de Prud’hon qui aurait besoin de prendre un bain. Une lumière tendre et voilée, pareille à l’éclat sans rayonnement d’un métal précieux en fusion, enveloppe ce paysage : au printemps, ce doit être de l’or jaune; à mon passage, c’était de l’argent le plus fin.

Telle la nature, telle la population. Ici la race change complètement. Cluny possède un genre de beauté dont il semble qu’il ait le privilège exclusif; on dirait un district particulier dont la nature ne relève que d’elle-même, comme ces petites principautés d’au-