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civilisation, et ils s’en apercevront, rien moins qu’un poste perdu !

Le lendemain, au point du jour, le vieux lendrik vint me trouver tout pâle et effaré.

À la porte du château était affiché ma condamnation à mort, signée du gouvernement révolutionnaire. Je descendis, et, ayant lu le placard, l’arrachai pour le montrer à ma femme. — Il vaut mieux t’éloigner et emmener les enfans, lui dis-je. — Elle m’entoura de ses bras, et pour la première fois répondit : Non, d’une voix ferme. Elle resta en effet, et ce fut mon salut.

Je chargeai aussitôt mes deux revolvers, j’en gardai un, et Marcella prit l’autre. — On ne sait pas ce qui peut arriver, dit-elle. — tous mes gens étaient sous les armes, et nous ne négligions aucune précaution. Néanmoins, — Dieu sait comment cela se lit, — nous étions le soir sur le perron à prendre le thé, quand trois paysans passent sur la route, qui nous tirent leurs chapeaux et nous saluent : — Loué soit Jésus-Christ !

En éternité ! Amen ! répondis-je. Aussitôt l’un des trois saute sur moi, et cherche à me frapper par derrière avec son poignard ; mais Marcella se jette au-devant de lui, elle pare le coup de son bras gauche ; je réussis à désarmer le meurtrier et à le terrasser. Pendant ce temps, les deux autres me visent. Deux coups partent. C’est ma femme qui vient d’abattre l’un des deux bandits pendant que l’autre tirait sur moi ; j’entends siffler la balle près de mon oreille, et elle va s’enfoncer dans le mur. Déjà ma femme l’a saisi au collet et appuie le canon sur sa poitrine : il est son prisonnier.

Mes gens ont entendu les coups de feu, ils accourent et se mettent en devoir de lier les gendarmes du gibet[1] pour les livrer aux tribunaux. À ce moment, je vois Marcella pâlir ; ses lèvres se décolorent, le revolver lui glisse de la main, et elle tombe à la renverse. Je la reçois dans mes bras ; son sang coule sur moi ; alors seulement je m’aperçois qu’elle est blessée. Je demande de l’eau à grands cris. Les enfans arrivent, ils se pendent à ses jupes en pleurant ; lendrik lui rafraîchit les tempes. Enfin elle rouvre les yeux, et son regard rencontre le mien ; je respirai, et je me pris à sangloter comme un enfant.

Heureusement l’accident n’eut point de suites fâcheuses. Je tins à me venger. Des papiers que nous avions trouvés sur les Polonais me fournirent des indications précieuses, à l’aide desquelles, au terme de huit jours, je pus cerner pendant la nuit le château de

  1. Organes du gouvernement révolutionnaire, chargés de l’exécution des amendes et peines décrétées, telles que bastonnades, pendaisons, etc. — Il ne faut pas oublier que c’est un Petit-Russien de Galicie qui parle ici sous l’empire de la haine nationale qui existe entre Russes et Polonais.