Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
129
LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

cella et surtout son père, quel sang magnifique ! Elle est de bonne race.

— Le père me paraît tant soit peu méfiant.

— Il l’est en effet, dit le comte. C’est le vrai type de nos paysans, avec ses qualités et ses défauts : prudent, taciturne, méfiant, bon jusqu’à la faiblesse, d’une ténacité invincible dans ses obstinations, difficile à persuader et encore plus difficile à convaincre, esclave des vieux usages, lent en toute chose, mais ensuite donnant de tout le poids de sa nature lourde, comme un puissant rocher qu’il est malaisé d’ébranler, et que personne ne peut arrêter une fois qu’il roule.

Le lendemain, je voulus accompagner le comte. Je revis Marcella ; elle me parut bien changée. Elle était rêveuse, absorbée, comme dans l’attente de quelque chose d’inconnu. Parfois ses traits exprimaient une sorte d’étonnement, mais comme si elle fût en contemplation devant le monde intérieur qui s’épanouissait en elle. Je la vois encore assise avec le comte devant la chaumière sur le banc de bois, suspendue à ses yeux, à ses lèvres, altérée de savoir : ses paroles coulent sur elle comme des flots de lumière, ses pensées planent au-dessus de sa tête comme des étoiles, et entre eux vient d’éclore invisible la fleur enchantée de l’amour ; ils en aspirent la parfum et se sentent heureux.

— Seuls, les cœurs qui ont été purifiés par la douleur sont capables de bonheur, me dit le comte un jour en revenant assez tard de Zolobad. Ceux qui n’ont pas souffert demandent trop aux autres, tout en donnant peu. J’ai connu la douleur,… et de chaque épreuve je suis sorti meilleur ; mais pour être sauvé tout à fait j’avais besoin de rencontrer un vrai cœur de femme. Eh bien ! ce cœur, je l’ai trouvé dans Marcella. Elle aussi a beaucoup souffert. Quand je suis arrivé aujourd’hui, — j’avais devancé l’heure, et elle ne m’attendait pas, — on me dit qu’elle était allée au cimetière. Je l’y suivis. C’est un coin singulièrement tranquille et avenant : des haies vives l’entourent au lieu de laides murailles ; une herbe haute et fraîche couvre tous les chemins, chaque tombe est un parterre de fleurs, et les croix de bois portent des couronnes fanées. Sur un tertre qui disparaissait sous un buisson de roses, et dont la croix affaissée portait une couronne d’immortelles, était assise Marcella. Elle ne paraissait pas surprise de me voir, on eût dit qu’elle m’attendait. Je pris place à côté d’elle. — Qui est enterré ici ? lui dis-je. — Elle me montra l’inscription à demi effacée, et je déchiffrai ce nom : Lucyan Trebinsky. — Je croyais, repris-je, que c’était la tombe de ta mère. — C’est celle-là, en face. — Et qui était ce Trebinsky ? — Un pauvre garçon qui avait beaucoup d’affection