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REVUE DES DEUX MONDES.

— Regarde-la, dit-elle. C’est mon enfant gâté, comme toi, toi aussi. C’est une bonne fille,… dix-huit ans, et droite comme un jeune arbre, et un brave cœur, tu n’es pas meilleur !.. Vois-tu, mon enfant, si tu n’étais pas un comte, un grand seigneur, et elle une paysanne, ce serait une femme pour toi.

— Que dites-vous là, grand’mère ? interrompit Marcella, qui rougit jusqu’au blanc des yeux en voyant que le comte l’examinait.

— Eh bien ! il n’y a pas de mal, dit la vieille femme ; apporte toujours ton lait caillé ; apporte aussi du lait doux pour les enfans.

Marcella sortit, et revint bientôt avec une grande terrine de lait caillé bien épais ; elle était suivie de Liska, qui consentait enfin à nous laisser voir son petit nez retroussé et ses tresses blondes, et de Vachkou, que l’on avait débarrassé de sa coiffure ; la première portait une pelote de beurre jaune et un fromage, posés sur de larges feuilles vertes, le second une miche de pain noir. Le père de Marcella nous donna deux cuillers de bois, et le comte prit son couteau de chasse pour couvrir de beurre et de fromage nos tranches de pain.

Toute la famille nous regardait manger. Le vieux paysan fumait sa pipe, la grand’mère était assise, les mains jointes sur ses genoux, Eve berçait son enfant, Marcella avait repris son fuseau. Le gendre de Nikita vint ensuite avec une seconde terrine. — Bonne maman, dit-il, voici le lait pour les enfans.

— C’est bien, répondit-elle, mets-le par terre ; mais où sont les petits ?

Eve déposa par terre le bébé qu’elle tenait sur ses bras, et qui pouvait avoir dix-huit mois, puis elle alla chercher les deux autres, âgés de deux à quatre ans, et leur mit à chacun sa cuiller de bois dans la main.

Et voilà les trois marmots attablés autour de leur écuelle, trempant leurs cuillers dans le lait et l’aspirant bruyamment. Le soleil plaquait sur le plancher de petits carrés d’or ; sur le rebord du poêle dormait le chat ; les hirondelles qui nichaient sous le plafond allaient et venaient par la porte restée ouverte, et avec de petits cris donnaient la becquée à leur progéniture affamée et avide.

Le bruit que faisaient les trois bébés avait été entendu ; tout à coup on vit sortir de dessous le poêle une petite couleuvre qui se pressa tellement pour atteindre la gamelle qu’une seconde couleuvre, qui l’accompagnait, pouvait à peine la suivre. Je me levai, croyant les enfans menacés d’un danger.

— Ne faites pas attention, monsieur, dit la vieille nourrice, ce sont nos serpens familiers ; ils ont leur nid sous le poêle, et on les voit accourir dès qu’ils entendent le bruit des cuillers. Ils mangent