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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

— Voici le sentier, dit la jeune fille en étendant le bras ; derrière l’image de la Vierge, vous prenez à droite. Vous ne pouvez plus vous tromper. — Elle se pencha, cueillit une fleur, et resta immobile à deux pas de nous.

— Où demeures-tu ? demanda le comte.

Elle ne répondit pas, et ne bougea pas davantage.

— Où pourrai-je te revoir ? insista mon ami.

— Pourquoi voulez-vous me revoir ? répondit-elle, mais en lui jetant un regard étrange.

— Soit ! dit le comte. Je saurai te retrouver. Pour le moment, merci et bonne nuit ! — Il lui tendit la main, et, voyant qu’elle cachait la sienne dans les plis de sa jupe, il s’en empara, la secoua cordialement, fit un salut en se découvrant, et s’engagea dans le sentier qu’elle venait de nous indiquer.

— Bonne nuit ! — cria-t-elle derrière nous, quand nous avions déjà fait quelques pas ; puis elle se mit à courir sur la lisière de la forêt.

Le comte la regarda s’éloigner. On voyait les plis blancs de sa chemise briller dans la nuit. — Il faut que cette femme soit à moi, murmura-t-il.

— Et comment cela ?

— Je n’en sais rien encore moi-même ; mais je sens qu’elle est mienne, qu’elle doit être à moi.

Le lendemain, je le vis entrer chez moi à une heure tout à fait matinale. Il tourna d’abord pendant quelques minutes dans la chambre sans mot dire ; il avait l’air ému, presque égaré. À la fin, il s’arrêta devant la fenêtre, et dit à demi-voix, comme s’il ne s’adressait pas à moi : — Crois-tu à la seconde vue ?

— Pourquoi cette question ?

— Moi, j’y crois ; ma mère était voyante. Elle pressentait des choses qui ne devaient arriver que longtemps après. Et moi…

— Toi,… je dirais que tu es un songeur, si je ne te connaissais pas.

— Je ne suis pas un songeur ; mais j’ai des pressentimens étranges, qui me viennent subitement, qui se fixent malgré moi dans mon esprit et finissent par devenir de véritables visions, — et toujours cela se réalise de point en point.

— Et quel est le pressentiment qui t’agite à cette heure ?

— Je t’avais dit que je voulais me marier, reprit le comte. Ç’a été le point de départ. Puis j’ai vu en rêve ma nourrice, et à ses pieds le Bonheur sous les traits d’une femme aux cheveux châtains et aux grands yeux bleus. Cette femme, c’est l’inconnue de la forêt, et cette inconnue, c’est Marcella, la petite-fille de ma nourrice, et, — tu verras, — cette Marcella sera ma femme.