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REVUE DES DEUX MONDES.

— Veux-tu nous montrer le chemin ? dit le comte.

— Pour aller où ?

— À Lesno.

— Eh bien ! venez.

Elle se mit en marche, nous la suivîmes.

— Comment t’appelles-tu ? demanda le comte au bout de quelques minutes.

Elle ne répondit pas.

— Je te demande comment tu t’appelles, répéta-t-il avec une nuance de hauteur.

— Est-ce que je vous demande votre nom, moi ? repartit-elle d’un ton froid.

— Elle ne manque pas de logique, la petite sorcière, murmura le comte.

— D’où te viennent ces yeux-là ? reprit-il après une pause.

Au lieu de répondre, elle pressa le pas. Le comte l’eut bientôt rejointe, et se mit à marcher à ses côtés. — Tu me plais, dit-il encore.

Elle le regarda en dessous sans mot dire, mais ce regard parlait clairement.

— Viens chez moi, insista mon ami ; je suis riche, tu demeureras dans mon château, tu porteras du satin et du velours, tu auras des bijoux, des fourrures, tu ne sortiras qu’en carrosse à quatre chevaux blancs comme le lait.

La pauvre fille était devenue cramoisie. — Pourquoi m’insultez-vous ? s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée par un sanglot.

— Je n’ai pas voulu t’insulter, dit le comte.

— De quel droit me parlez-vous ainsi ? reprit-elle. Le bon Dieu a fait tous les hommes de la même façon ; vous avez beau être un comte, devant lui je vous vaux bien. Pourquoi m’offensez-vous ?

— Mais vois toi-même, dit le comte. Tu es une belle fille, tu me plais ; comment faire ? Penses-tu par hasard que je devrais t’épouser ?

— Je n’y songe pas, dit-elle en éclatant de rire ; comment pourrions-nous vivre ensemble ? Comme un cheval et un chat attelés au même brancard. Mais, si vous voulez dire que je ne suis pas assez bonne pour être votre femme, je vous réponds, moi, que je suis trop bonne pour être votre maîtresse.

— Tu es une brave fille, dit le comte avec chaleur ; je t’aime encore mieux maintenant. Donne-moi ta main.

Elle hésita.

— Donne-moi la main, — répéta-t-il d’un ton d’autorité qui n’admettait pas de réplique, et elle obéit. Ils reprirent leur marche côte à côte, sans proférer un mot de plus, jusqu’à ce que nous sortîmes de la forêt. Il faisait nuit, les étoiles brillaient déjà.