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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

— Nous nous sommes égarés.

— Na courez pas les bois, si vous ne connaissez pas le chemin, répliqua la jeune fille. — Elle dit cela d’un ton de réprimande.

Je gardai le silence, et me retournai vers le comte ; il paraissait absorbé dans une muette contemplation devant cette jeune fille, qui se tenait debout dans une attitude hardie, presque altière, comme si elle eut eu conscience de sa virginale royauté. C’était l’éclat de la pureté qui rayonnait de chaque pli de sa chemisette de neige, comme de toute sa personne et des traits de son visage. Elle était belle à coup sûr, mais non de cette beauté qui enflamme à première vue et éveille des passions orageuses ; sa beauté était d’une nature plus élevée, de celles dont la vue réjouit le cœur. Elle était grande, svelte, et pourtant toutes les lignes de cet admirable corps étaient souples, arrondies et pleines. Elle portait avec une grâce singulière le costume si coquet de nos paysannes, la jupe plissée et le corsage lisse de drap bleu avec la chemise bouffante. Son col et ses bras nus étaient bruns, ses mains portaient les traces du travail. Son visage, d’un ovale parfait, aux lignes harmonieuses, était aussi brûlé par le soleil, les lèvres étaient d’un rouge incarnat, des cheveux soyeux d’un châtain clair pendaient en boucles légères des deux côtés d’un front noble et pur, et retombaient derrière la tête en deux lourdes tresses entrelacées de rubans rouges. Ses grands yeux bleus paraissaient encore plus grands et plus lumineux dans le cadre sombre de ses longs cils.

— N’est-ce pas le type de la Fornarina ? me dit le comte en français, sans détourner les yeux.

La jeune fille sentit qu’il était question d’elle. Sans me laisser le temps de répondre, elle s’écria en fronçant les sourcils avec dépit : — Que me voulez-vous alors ? qu’avez-vous à parler entre vous ?

— Nous avons perdu la route, repartit le comte. Veux-tu nous conduire ?

— Vous ne savez donc pas vous guider sur le soleil ou d’après les arbres ? dit-elle d’un ton railleur.

— Comment cela ?

— Regardez, dit-elle en frappant de la main le tronc de l’arbre le plus voisin. Qu’est-ce que vous voyez là ?

— De la mousse.

— Et ici ? — Elle touchait le côté opposé du tronc.

— Ici je ne vois rien.

— C’est cela, poursuivit-elle. Examinez ces arbres ; ils sont tous moussus, mais d’un côté seulement, et c’est toujours le même côté, et là où se trouve la mousse est le nord. — Un sourire découvrit ses dents de nacre.