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gens qui passaient pour calmes d’habitude ne parlaient que de sortir en masse, « d’aller se faire tuer avec leurs femmes et leurs enfans, » de « tout brûler » plutôt que de rendre la pierre d’une maison à l’ennemi. « Je ne rencontrais que des fous qui me comblaient de surprise et de chagrin, » dit l’ancien ministre des affaires étrangères. Qu’on suppose une population impressionnable et ardente condamnée pendant des mois à une solitude pleine d’anxiétés, vivant dans cette tension perpétuelle des âmes et des esprits, entretenue dans le sentiment exagéré de son inviolabilité, échauffée par les privations elles-mêmes, étourdie et excitée par le bruit incessant du canon, puis par le danger d’un bombardement : qu’arrivera-t-il le jour où une grande déception éclatera sur cette masse incandescente et abusée par un gouvernement faible ? C’est là le phénomène moral qui domine tout dans le siège de Paris, et autour duquel viennent se coordonner bien d’autres faits plus sensibles d’organisation administrative ou de politique qui entrent dans la formation progressive de cette situation où tout va devenir possible.

Souvenez-vous bien en effet que cette population soumise à un régime exceptionnel d’excitation morale est de plus enrégimentée et armée, en partie soldée et entretenue par le gouvernement, détournée du travail, enlevée pour ainsi dire aux conditions les plus ordinaires de toute vie régulière et de toute économie publique. — Elle est armée tout d’abord, c’est encore une nécessité à peu près inévitable. Que faire d’une population qui n’a plus son labeur de tous les jours, qui n’a plus que la pensée de l’ennemi campé sous ses murs ? On lui donne des armes, un peu parce qu’on n’est pas trop maître de les lui refuser, selon l’aveu du général Trochu, peut-être aussi un peu, selon d’autres, parce qu’on se laisse aller soi-même à la chimère banale des levées en masse et de l’armement universel. On veut donner à ce peuple une occupation, une satisfaction, et sans le vouloir on va au-devant des plus graves complications en créant une force plus apparente que réelle, puissante par le nombre, faible par l’incohérence et par l’indiscipline, bonne pour la défense des murs, difficile à conduire sur un champ de bataille, quelquefois courageuse, souvent prompte à s’émouvoir, toujours accessible aux menées des ambitieux subalternes, à toutes les influences agitatrices. Le rôle de la garde nationale a été la grande illusion et la déception terrible du siège de Paris. Aurait-on pu se servir de la garde nationale mieux qu’on ne s’en est servi, comme le général Le Flô persiste à le dire dans sa déposition et comme bien d’autres le pensent encore ? C’est possible. Assurément il y a eu des cœurs intrépides, de vaillans dévoûmens, des morts comme celles du vieux marquis. de Coriolis, du jeune et brillant Henri Regnault ; — de pareilles fins sont faites pour laisser sur les