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La société américaine est une démocratie pure ; dans notre société française, l’individu, démocrate pour les autres, reste aristocrate pour lui. La fusion de races qui s’opère sur le sol américain est formée d’élémens du nord, notre race est gallo-romaine ; la civilisation américaine est anglo-saxonne, la nôtre est franco-latine ; notre organisation intérieure est basée sur la centralisation de départemens administrés par l’autorité, la leur est fondée sur la fédération d’états souverains. Leur constitution est d’ordre législatif, la nôtre d’ordre exécutif ; leur instruction est basée sur les connaissances utiles, la nôtre sur les beaux-arts, les sciences, la poésie ; leur religion est le protestantisme, c’est-à-dire la foi humiliée devant la raison, notre religion est le catholicisme, qui représente la raison s’humiliant devant la foi ; leur gouvernement est celui de tout le monde, chez nous il est par malheur trop souvent, presque toujours, celui d’un seul. Le frein moral de la société est chez eux la loi, il est chez nous l’autorité. Chez eux, quand la plèbe usurpe le sacerdoce de la loi, c’est parce qu’elle redoute trop de lénité envers le coupable pris en flagrant délit (Lynch law), et c’est le voleur qui pend le volé ! Chez nous, c’est le volé qui pend le voleur. La guerre chez eux, pour être populaire, doit être profitable ; nous nous contentons de la vouloir glorieuse. Le droit de tester, qui chez eux est libre, chez nous est réglementé ; nous travaillons pour vivre, ils vivent pour travailler ; leur territoire est un monde sur lequel se répand sans se coudoyer l’espèce humaine, le nôtre est un terrain étroit ; dans ses entrailles, les morts sont superposés aux morts, à sa surface les vivans se superposent aux vivans !

Tout en faisant la part de ce qu’il y a d’absolu dans les résumés présentés sous forme de parallèles, il n’en serait pas moins permis de dire, si ces dernières appréciations étaient exactes, qu’il existerait encore entre la société française et la société américaine un écart trop considérable pour qu’une même forme de gouvernement puisse à cette heure les abriter l’une et l’autre avec avantage. Les hommes courageux qui travaillent péniblement à combler les vides laissés entre ces deux sociétés ne doivent pas plus négliger les enseignemens du théâtre que ceux de la chaire ou de la tribune. S’il en est parmi eux qui aient les loisirs de parcourir l’École de la politiquev ils y rencontreront, résultat de dissemblances plutôt que d’analogies, des enseignemens applicables à tous les pays à suffrage universel, que le chef de l’état en soit président ou roi.


Cte E. DE SARTIGES.