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d’hiver. Une maison très ordinaire, qui se dresse au milieu de l’horizon, emprunte au jour et à l’heure je ne sais quel aspect mystérieux et grandiose. La lourde voiture stationne avec ses lanternes allumées, attelée de deux forts chevaux ; un vrai cocher tout encapuchonné se pelotonne sur son siège ; de vrais passagers arrivent en courant, pliés en deux par la bise ; un vrai bec de gaz s’allume à côté, et sa lueur faible lutte avec celle du jour qui tombe ; tout est frappant de vérité, juste de valeur, merveilleux d’intelligence, jusqu’à la blouse de l’allumeur de réverbères, jusqu’à l’affiche peinte sur la muraille et éclairée dans l’ombre par un jour de reflet. Non-seulement tout est vrai dans ce tableau, mais tout y est franc, naturel et distingué. Tant pis pour ceux que le sujet rebute et qui s’en détournent avec mépris. La belle peinture n’a pas toujours besoin de ce qu’on appelle un sujet noble, et tous ceux qui aiment les beautés de la nature savent combien les objets les plus humbles se transfigurent à certaines heures pour les yeux qui savent les regarder.

On n’adressera pas du moins le même reproche aux deux toiles de M. Émile Breton, une Matinée d’hiver et un Soir d’hiver. Ce sont deux œuvres capitales, d’un faire large, simple et puissant, qui, à mon sens, mettent leur auteur tout à fait hors de pair. La Matinée d’hiver est une vue prise en travers d’une rivière bordée d’arbres absolument nus, avec des flocons de givre pour tout feuillage. Au fond, une masure brune se reflète dans l’eau jaunâtre aux sombres transparences. Le ciel épais et plombé fuit vers l’horizon d’une teinte uniforme où il y a de la profondeur sans aucune apparence de plans successifs. Il en est de même du sol, englouti sous la neige comme sous un vaste linceul, qui ne fait pas un seul pli. Une vieille femme courbée sous un fagot noir chemine vers la maison, et semble, dans ce désert glacé, la seule forme possible de la vie. — La Soirée d’hiver représente également une rivière dont les yeux suivent le cours, mais cette fois au milieu d’une forêt et avec un soleil couchant qui montre à l’horizon son disque sanglant à travers la brume. L’effet n’en est pas moins saisissant, et il s’ajoute même je ne sais quelle terreur lugubre à la morne désolation de la nature. Nous en dirions plus long que nous n’en dirions pas davantage. Cela est beau, parce que cela est réel, et qu’à la simple grandeur du sentiment se joint la simplicité vigoureuse de l’exécution.

Arrêtons ici notre voyage d’exploration, que nous pourrions continuer longtemps encore. Aussi bien ce ne sont pas les œuvres distinguées qui manquent. Si nous n’avions d’autre désir que d’être un bon cicérone, nous ne devrions négliger ni les pommiers en fleur