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théâtre. La jeune fille se présente à sa mère d’un air dégagé, la gorge nue, le corps drapé dans des étoffes légères, chatoyantes, et prétentieusement entortillées ; de ses deux bras tendus, elle lui pressente un plat qui porte la tête de saint Jean-Baptiste, et en même temps elle se tourne vers l’auditoire, comme pour demander si elle joue bien son rôle. Dans le fond, une esclave noire soulève un rideau brillant ; un coin de ciel apparaît dans le haut, comme dans les colonnades des tableaux de Véronèse. La couleur est riche, éclatante, mais un peu cherchée. Enfin pourquoi la tête de saint Jean-Baptiste regarde-t-elle fixement la reine ? Cette fantasmagorie jure avec l’insouciance des personnages. Signalons en revanche les bras, les mains et les épaules de Salomé, qui sont d’une grande beauté. Il est vraiment dommage que tant de qualités éminentes n’aboutissent qu’à une déclamation froide, et pour ainsi dire à une scène d’opéra, moins la musique.

En face de l’Hérodiade de M. Lévy se trouve un colossal tableau de M. Gustave Doré qui représente le massacre des innocens. Triste exemple des génies avortes et des réputations surfaites, M. Doré aime le gigantesque : c’est une affection malheureuse pour un artiste aussi incorrect et aussi négligent. Ce qu’on lui pardonnait dans ses vignettes est intolérable dans ces proportions grandioses. D’ailleurs il paraît croire plus que jamais que le grand art consiste dans le pêle-mêle et dans la déraison. Son Alsace pressant sur son cœur le drapeau tricolore est un mannequin blême, blafard, bistré, cadavéreux, qui n’a de nom dans aucune langue. Son Massacre des Innocens n’est qu’une chaos bizarre de contorsions absurdes, où tous les personnages s’écroulent les uns sur les autres en se démenant comme des possédés. S’il était permis de renvoyer M. Gustave Doré à Raphaël, nous le prierions d’étudier un tableau fait autrefois sur le même sujet par ce classique de la vieille école ; mais nous craindrions d’offenser M. Gustave Doré, et, comme nous le savons d’ailleurs incorrigible, nous l’abandonnons à ses travers.

J’en dirais volontiers autant de M. Puvis de Chavannes, dont je n’ai jamais compris la réputation surfaite, et qui, comme tous les mauvais peintres trop bien convaincus de leur génie, cède de plus en plus au facile plaisir d’ériger ses infirmités en système. Autrefois M. Puvis de Chavannes badigeonnait de vastes compositions allégoriques, lavées à la détrempe, souvent vides et mal conçues, mais où perçaient parfois des intentions heureuses et un louable effort vers le grand style, dont il se rapprochait tout au moins par les dimensions colossales de ses toiles. Le voici qui se fait maintenant pré-raphaélique, genre commode pour qui ne sait ni dessiner ni peindre. Sous ce titre : l’Espérance, il représente une grande fille blême avec