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l’aventurier qui leur donne la victoire et les gorge de butin. Nous reverrons pareil spectacle au XVIe siècle ; légionnaires d’Antoine ou d’Octave et lansquenets de Waldstein, pirates de Sextus Pompée et forbans anglais écumant les mers espagnoles, simples variétés d’un même type ! Les dévoûmens, lorsqu’il s’en rencontre, relèvent de l’intérêt plus que du sens moral proprement dit.

Shakspeare ne s’y est pas trompé. Prenez son Énobarbus : il fait de cet homme robuste, courageux, intelligent, mais sans conviction et sans idéal, une des figures les plus originales de son drame et néanmoins toujours vraie selon l’histoire. Énobarbus connaît son temps et le juge avec la netteté d’observation d’un esprit naturellement doué et auquel a seule manqué la culture de l’éducation. Il prévoit la désorganisation qui va suivre, désapprouve tout ce qui se fait sous l’influence d’une femme ; son coup de boutoir ne ménage personne, pas plus la reine que ses suivantes, pas plus son général Marc-Antoine que les eunuques du palais, ce qui ne l’empêche pas d’obéir à tous ses instincts matériels et d’écouter en premier lieu son intérêt, quitte à se repentir ensuite, à se tuer, accablé par la magnanimité d’Antoine lui renvoyant ses trésors. De toutes les jouissances qu’il condamne, il prend sa bonne part, se gaudit avec ce monde dont les agissemens sont loin de lui sembler exemplaires. Il goûte en amateur les bonnes choses, la table de Cléopâtre et d’Antoine n’a pas de gourmand plus raffiné que ce soudard. Iras et Charmion le laissent dire et faire ; sur Cléopâtre comme sur l’entourage, il a son franc-parler, son ironie souvent amère. « Dès que Cléopâtre va saisir le plus petit bruit de cette affaire (le départ d’Antoine pour l’Italie), elle en va mourir immédiatement. Vingt fois je l’ai vue mourir pour des occasions bien moins importantes. » Et cependant, merveilleuse influence de la toute beauté, cet atrabilaire, ce bourru, quand il s’enlève au sujet de Cléopâtre, vous a tout de suite l’air de chevaucher Pégase ! Alors qu’une femme peut ainsi par sa seule atmosphère enivrer, extasier les natures les plus âpres, les plus rebelles, quelle sera sur ses amans l’infinie puissance de son magnétisme ! Soldat d’une époque devenue la proie des seuls instincts matériels, Énobarbus a pourtant le cœur bon, dévoué plus que d’ordinaire dans une société où nulle idée morale ne subsiste. Ce reître est attaché corps et âme au chef qu’il s’est choisi, et c’est de cet attachement réfléchi, loyal en somme tant qu’il dure, qu’après sa déchéance sortira son désespoir, sa tragique apothéose. A peine l’acte consommé, le sentiment de son infamie l’empoigne et ne le lâche plus. Sans doute il eût mieux valu ne pas déserter, éviter d’abord le crime pour ne pas avoir à s’en infliger soi-même le châtiment, mais la chose est dans les