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Revenons aux négociations. Antoine et Cléopâtre étaient prêts aux plus grands sacrifices. Octave écarte de la discussion l’ancien triumvir, son beau-frère, et ne consent à parlementer qu’avec la reine. Qu’elle dépose les armes, qu’elle abdique, et dans sa justice il avisera. A la vérité, ce langage impitoyable était pour le public ; en secret, on insinuait certains moyens de conciliation ; « défaites-vous, délivrez-moi d’Antoine, et vous aurez la vie sauve, et vous serez maintenue sur le trône. » César avait toute raison d’agir ainsi. Antoine vivant lui était une gêne, un danger. Ce grand vaincu l’importunait : il ne savait qu’en faire ; on n’enchaîne pas un général romain à son char de triomphe. D’ailleurs le général humilié conservait un reste d’armée ; il pouvait soutenir des sièges, disputer le sol pied à pied, et s’en aller ensuite porter la guerre en Espagne ou dans les Gaules. Quant à la reine, il fallait sur toute chose éviter de la pousser aux extrémités. Ses immenses trésors, si convoités, elle les avait enfouis dans les cryptes funèbres du palais, et menaçait, à la première alerte, de les anéantir avec elle-même par le feu. Cléopâtre ouvrit-elle l’oreille aux insinuations de César ? Tant de maux soufferts, de lassitude, l’épouvante de ce qui l’attendait à Rome, lui conseillaient une perfidie ; regina ad pedes Cœsaris provoluta tentavit oculos ducis frustra. Qu’elle y ait songé, je ne dis pas : il y eut certainement là ce qu’on appelle un moment psychologique ; mais l’idée du crime fut surmontée, point assez tôt pourtant pour qu’Antoine n’en ait rien su. Elle et lui ne se voyaient plus. Abandonné, trahi de partout, le malheureux s’était choisi près du temple de Neptune, sur le môle, une demeure écartée, et vivait là, sombre, farouche, amer. Méditations tardives de l’accablement, vains retours vers l’irréparable ! il s’accusait, déplorait les fautes commises, se reprochait ce combat follement livré sur mer, cette fuite honteuse, restée inexplicable même pour lui. À ces remords, à ces déchiremens, se mêlait la pensée de Cléopâtre, qu’il envisageait désormais comme la cause de tous ses malheurs, sans pouvoir la haïr, de cette femme qu’il maudissait en lui pardonnant et qu’il aimait toujours. Il souffrait de la savoir si calme, si parfaitement libre d’esprit, tandis qu’un pareil désespoir le consumait. Cette froideur, cette souplesse de complexion l’irritaient. Ne pouvait-elle donc, elle aussi, regarder en arrière, se reprendre au passé, le regretter ? Non, ses yeux semblaient n’en vouloir encore qu’à l’avenir ; loin de se retourner, elle allait de l’avant, et négociait pour son salut, pour sa couronne avec le mortel ennemi d’Antoine. De là ces colères sourdes et ces féroces jalousies qui grondaient au cœur du vaincu d’Actium. Vivre ainsi plus longtemps dans le voisinage de l’infidèle eût dépassé le courage d’Antoine. Il rompit le jeûne, reparut au palais, tendit la main et fut le bienvenu. A dater de ce moment, les nuages