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prennent avec l’âge l’expression bourgeoise et madrée d’un vilain compère : nulle trace d’héroïsme, de dignité vraie, pas l’ombre d’idéal ; égoïsme, mauvaise foi, histrionisme, un Médicis avant la lettre ! Si la noblesse de l’âme entre pour quelque chose dans la beauté de l’homme, Auguste est laid. Ce visage embarrassé, sans cesse à l’affût, écœure les honnêtes gens, et c’est pour le coup que Marie Stuart s’écrierait : « O Dieu ! quel méchant renard me promet ce museau ! » Le voilà, toujours avec sa feinte bonhomie, qui s’approche maintenant pour saisir sa double proie. Il compte que la frayeur, la vanité, une insatiable ambition, lui livreront la femme, et commence par disjoindre à l’instant les deux causes. Suivez à travers leur obscurité les négociations entamées après la catastrophe, et qui se prolongent aussi longtemps que l’agonie des deux victimes. Octave met sa diplomatie à ne traiter qu’avec la reine ; vainement le héros vaincu envoie des propositions d’arrangement, vainement il charge son fils Antyllus et d’une mission et d’une énorme somme : on prend l’argent, et le jeune homme est congédié sans réponse.

Que faire en pareille impuissance ? Provoquer son ennemi en combat singulier, le défier en champ-clos ? Suprême incartade des paladins désarçonnés, que César-Octave repoussera avec le même sourire dont, environ quinze cents ans plus tard, les tenans d’armes de l’empereur Charles-Quint retrouveront l’expression narquoise sur les lèvres du roi François Ier. « Ah ! que ne peuvent-ils, lui et César, décider cette grande guerre en combat singulier ! Alors, Antoine ; mais… maintenant ! Venez, sortons ! » Je confonds à plaisir dans mes citations Shakspeare et Plutarque, parce que rien n’est dans Plutarque qui ne soit dans Shakspeare. Je dirai plus, ce grand souffle de chevalerie qui parcourt l’épopée dramatique du poète anglais lui vient de Plutarque ; ce romantisme n’est pas de Shakspeare, il ne l’a point inventé. Ce romantisme est l’histoire elle-même, qui cette fois, au lieu de se copier, anticipe. Ce Marc-Antoine, hier maître de la moitié du monde, roi de tous les rois de l’Asie, ne comptant ni ses flottes ni ses armées, et maintenant vaincu, proscrit, ne possédant plus rien que ce qu’il a donné, hoc habeo quodcunque dedi ; cet Antoine du soir d’Actium, assis, courbé la tête dans ses mains au coucher du soleil, ressemble au roi don Rodrigue après sa défaite. On pense en le contemplant à ces vers du romancero d’une application si directe :

Ayer villas y castellos,
Hoy ninguno poseia ;
Ayer tenia criados,
Y gente que me servia,
Hoy no tengo una almena
Que pueda decir que es mia.