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les circonstances lui permettaient de la présenter à l’opinion comme une simple affaire de patriotisme ; s’il entreprenait de combattre Antoine, cette guerre n’avait qu’un seul objet, l’existence même de l’empire. Indifférent aux querelles d’intérêt, peu soucieux de sa propre fortune, il ne livrait bataille que pour Rome, son honneur et sa suprématie dans le monde. Venger les mœurs et les institutions nationales, défendre la religion des ancêtres contre d’ignobles Égyptiens voués au culte des animaux, humilier leur odieuse reine, implacable ennemie du nom romain, il n’a, quant à lui, jamais connu d’autre programme. L’Italie et Rome doivent se le tenir pour dit, — ce qu’elles firent. C’est bien là le thème qui circule dans la littérature du temps, littérature qui naturellement donna le ton à la prose comme à la poésie des âges suivans, d’où, l’on peut conclure que, sans être de grands modèles d’honnêteté, Antoine et Cléopâtre n’ont peut-être point mérité tout le mal qu’on a répandu sur leur compte, puisque leur histoire n’a été écrite et qu’ils ne furent racontés et chantés que sur la recommandation très particulière de l’homme qui les a vaincus[1].

La sorcière d’Égypte, le monstre, sert de point de mire à toutes les colères ; Antoine est moins vilipendé ; sa qualité de Romain, son titre d’ami, de vengeur de César, ses lauriers de Philippes le protègent. Le malheureux n’est plus qu’à plaindre ; la conscience de lui-même l’a désormais abandonné, il a bu sa folie dans un philtre. Représentons-nous le sentiment d’horreur qu’à la cour de Philippe II eût inspiré le mariage d’un grand seigneur espagnol avec une Juive. La conduite d’Antoine soulevait aux yeux des Romains une égale réprobation, et le sournois Octave n’avait garde de négliger un seul des avantages de son jeu. Chaque affront infligé à sa sœur était pour lui un capital qu’il faisait valoir à gros intérêts. Cette grande dame romaine, cette épouse délaissée, formait avec les enfans d’Antoine un groupe à la fois sympathique et pittoresque. Les Romains se sentaient émus, attendris à la vue de cette auguste femme chargée de toutes les afflictions qui contristaient la république, et dont on ne pouvait prononcer le nom sans éclater aussitôt en récriminations contre son mari coupable et contre l’Égyptienne, sa rivale détestée. Il est certain que tout ce beau puritanisme prête quelque peu à l’étonnement dans une ville qui voyait chaque jour passer les divorces d’un œil assez indifférent, et que ni l’exemple de César, ni celui d’Octave n’avaient scandalisée ;

  1. Virgile, dans l’Enéide, se déclare du parti d’Octave ; tout le huitième livre est une sorte de profession de foi, mais loyale. Pas plus qu’Horace, il n’insulte la reine ; il a du ressentiment, point de mauvaise haine. Un simple mot, nefas, lui suffit pour exprimer l’horreur que lui inspire le mariage d’Antoine avec l’Égyptienne, et quant au reste, s’il maintient sa franchise de poète, il ne violente pas l’histoire.