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les renouveler souvent dans ce long abandon. Désespéra-t-elle jamais ? Entre cette Ariane et son Thésée s’étendaient les mers, se dressait, belle et sympathique, imposante par son droit, dangereuse par le prestige des contrastes, la plus chaste et la plus simplement aimable des épouses ; mais le serpent du Nil savait le pouvoir de ses morsures. Cléopâtre, jusqu’en ses plus démonstratives défaillances, comptait sur les indélébiles souvenirs de volupté dont elle avait enflammé l’imagination d’Antoine, et qui tôt ou tard le lui ramèneraient, — souvenirs d’ailleurs fort habilement entretenus par de secrets agens, courtisans, affranchis, serviteurs chargés d’évoquer partout le nom de l’absente et de multiplier les favorables allusions. Comme il s’agissait de l’éloigner tout d’abord de Rome, les marchands d’oracles ne se gênaient pas pour faire parler les astres. « L’éclat de ta fortune brille au plus haut, disait son devin à Marc-Antoine, mais l’étoile de César (Octave) cherche à l’obscurcir ; c’est pourquoi je te conseille de te tenir aussi à distance que possible de ce jeune homme, car ton démon à toi redoute celui de César, et plus il a de puissance et de domination lorsqu’il règne seul, plus il sent sa force et son courage s’amoindrir dès que l’autre s’approche de lui. » Lire Plutarque en ce chapitre, c’est lire un roman. Longtemps avait dormi cette malheureuse passion d’Antoine, et il paraissait presque que les bons avis triompheraient du sortilège, lorsqu’au retour en Syrie le feu se ralluma. Les rapports de confiance rétablis, du moins par les semblans, avec son perfide collègue, le triumvirat renouvelé pour cinq ans, Antoine revenait prendre le gouvernement de l’Asie romaine, qui était sa part d’empire, et poursuivre ses projets de guerre contre les Parthes. Observons que la passion d’Antoine trouva dans cette circonstance un bien puissant réactif ; mais il faut ajouter, pour être juste, que cette circonstance, il ne la créa point à plaisir. Son amour n’eût pas existé, que les événemens ne lui eussent point dicté d’autre conduite. C’était donc bien sa destinée qui pour la seconde fois le poussait vers Cléopâtre.

Ce qui devait arriver arriva. Ils se revirent ; dans cette rencontre éperdue, Cléopâtre oublia tout, et son amant ne se souvint que de ce qu’il avait à réparer. Antoine avait cette sensibilité d’âme particulière aux grands libertins. Il était bon, humain, magnifique, les soldats l’adoraient, et si jamais mœurs plus scandaleuses que les siennes ne furent données en spectacle, encore doit-on lui tenir compte d’une qualité fort rare chez les anciens : il n’était pas étranger au remords, sa conscience lui reprochait les vices de son tempérament, ce qui ne le corrigeait point sans doute, mais ce qui montre un naturel exempt de cruauté. Octave au contraire, sobre,