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les eût jamais eus, ne possédait, hélas ! déjà plus à l’époque où l’étoile des Lagides projeta sur lui son éblouissement. Non, dans cet hymen qui riva l’une à l’autre leurs destinées, il y eut chez Cléopâtre plus que l’ivresse des sens et que l’ambition : son cœur aussi fut engagé. Antoine n’était pas un dameret, et probablement ne mit point au jeu tant de malice : l’adorer éperdument n’eût point suffi ; mais il sut la rendre amoureuse, et par là se fit aimer d’elle. Que cet amour, qu’il devait devant l’univers payer d’un si terrible prix, lui ait également coûté bien cher dans le train journalier de la vie, un pareil fait n’a rien qui puisse étonner. Les Célimènes de l’histoire l’emportent sur les grandes coquettes de la vie ordinaire par le merveilleux de la catastrophe, leur écroulement entraîne un monde, et pendant trois mille ans on en parle. Les autres meurent bourgeoisement d’une fluxion de poitrine, et personne hors du quartier n’y prend garde ; mais pour ce qui touche aux petites misères de l’existence qu’elles vous font mener, cela doit au demeurant se ressembler beaucoup. Scènes de jalousie et de colère, évanouissemens, menaces de rupture, larmes et pâmoisons, c’est toujours à peu près le même air, et qui n’en vaut pas mieux, je suppose, parce que la virtuose qui l’exécute porte un bandeau royal à son front et des perles de six millions à ses oreilles. D’ailleurs, de ce qu’une femme joue la comédie, on aurait tort de conclure que cette femme n’aime pas. « Vois où il est, qui est avec lui, ce qu’il fait. Tu sais que je ne t’ai pas envoyé. Si tu le trouves triste, dis-lui que je danse ; si tu le trouves gai, raconte-lui que je suis subitement tombée malade. » Je cite Shakspeare, et j’y retournerai : c’est la vraie source ; bien rarement son point de vue à lui prête à la controverse, lorsque dans le doute il devine ; mais pour la vivante peinture des caractères, le mouvement scénique, il semble qu’on y doive recourir comme à des documens certains. Dire que c’est Plutarque mis en action n’est point assez dire, c’est Plutarque mis en poésie. Je songe à la douceur, à l’harmonie de ce langage si délicieusement approprié à la bouche qui le parle. « Le charme de son discours pénétrait les âmes ; dans la conversation, sa beauté empruntait à sa voix un nouvel attrait, et, sans qu’il soit question de l’agrément de son entretien ni de sa facilité à manier toutes les langues, tous les dialectes, on l’eût écoutée causer pour la seule magie de son organe. » Shakspeare s’est accordé si bien là-dessus avec l’histoire (voir Plutarque et Dion Cassius) qu’il a fait de tout son rôle de Cléopâtre un chant d’oiseau, une musique. Cléopâtre joue la comédie en ce sens que la plupart du temps ses mouvemens, ses gestes, ses discours, sont en parfaite contradiction avec le sentiment qui l’affecte. Elle pleure quand elle aurait envie de rire, et rit quand ses larmes l’étouffent ; mais presque toutes les femmes qui aiment en sont là. Bien