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récrimina, citant les nombreuses tribulations qu’elle avait encourues de la part de Cassius en lui refusant à trois reprises les secours qu’il réclamait d’elle, parlant de sa flotte de la mer ionienne, qu’elle s’apprêtait à commander lorsqu’une maladie, survenue à la suite de tant de fatigues et d’ennuis, l’avait arrêtée au milieu de ses projets, et finissant par dire qu’après la conduite qu’elle avait tenue c’étaient des remercîmens et des actions de grâces, non pas des reproches et des accusations, qu’elle se croyait en droit d’attendre de Marc-Antoine et de ses collègues. L’effet sur Antoine fut surprenant. Par la tête, les sens et le cœur, la déesse l’envahissait si bien, qu’à dater de cette heure il l’adora, comme un homme de quarante ans au faîte des passions et du pouvoir adore une femme.

Œil qui fascine et griffe qui tue, Cléopâtre avait de la race féline la souplesse, l’élégance et cette férocité inconsciente qui chez le jeune tigre jouant avec sa proie a tant de grâce. Se sentant la maîtresse, elle voulut aussitôt des gages, et dans le premier sourire de cette bouche aimable, avant même de l’avoir effleurée, Antoine surprit des caprices de vengeance que le triumvir s’empressa de satisfaire. Arsinoë, sœur de la reine, s’était jadis déclarée sa rivale au trône ; Mégabyse, grand-prêtre de Diane à Éphèse, avait traité en majesté cette rivale d’un moment ; l’amiral Sérapion avait désobéi. Arsinoë, réfugiée à Milet dans le sanctuaire d’Artémis, fut enlevée et mise à mort ; Mégabyse, emprisonné, n’eut la vie sauve que par l’intervention suppliante des Éphésiens, et sur un ordre d’extradition les Tyriens renvoyèrent l’amiral rebelle en Égypte, où son châtiment l’attendait. L’entrevue aux bords du Cydnus, bien que rapide, avait donné tout ce que l’habile Égyptienne s’en était promis. Cléopâtre rentrait dans sa capitale, le cœur fier de sa victoire et des conséquences que cette victoire allait avoir. Son trône était de nouveau raffermi, sa primatie entre tous les monarques d’Orient reconnue et consolidée. Les anciens rêves de toute-puissance, jadis caressés au temps de César, pouvaient renaître, et, qui sait ? agrandis encore par le ressort de cette imagination incandescente. Pour les moyens d’action, le pouvoir, le génie militaire, n’était-ce pas un autre César qu’elle avait à son côté ? Et si le caractère était moins grand, l’esprit moins vaste, ne devait-on pas se féliciter même de ces désavantages, qui lui permettaient de gouverner Antoine au gré de sa volonté, de son désir, de ses caprices ? Du reste, il y a tout lieu de soupçonner que déjà la question politique n’était plus seule en jeu. Entre ces deux natures si peu dissemblables et qui invinciblement s’attiraient l’une l’autre, les courans magnétiques avaient agi. Antoine était doué d’une de ces beautés viriles qui ne manquent jamais d’exercer leur prestige sur les Cléopâtre et les Marie Stuart, organisations physiquement subtiles, délicates,