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CLEOPÂTRE

La vérité de l’histoire est souvent dans le cri d’un poète. Les gros livres ont leur parti-pris, leurs systèmes ; les mémoires mentent ; l’inspiration, il la faut subir. Écrivant, nous sommes de sang-froid : celui qui chante ne se possède plus ; on n’est un lyrique qu’à ce prix. Les vrais inspirés perdent terre, et presque toujours en disent plus qu’ils ne voudraient. Qui ne connaît, ne sait par cœur l’ode d’Horace : Nunc est bibendum, nunc pede libero ! .. Il y a plus que la joie de la victoire dans ces fameuses strophes, il y a le cri de libération ; l’âme de tout un peuple y respire. Un immense danger a menacé Rome : ce danger, les dieux l’ont conjuré ; enfin on va donc revivre. Lisons ces vers comme on les doit lire, en nous reportant au centre des événemens : les triomphes inespérés provoquent seuls de tels élans, cette exaltation capiteuse ne saurait être que le contre-coup d’une grande épouvante ; « être furieux, c’est n’avoir plus peur à force d’avoir peur, et dans ces cas-là la colombe frapperait l’épervier du bec[1]. » Vous vous dites : Faut-il que ces Romains aient tremblé pour triompher si bruyamment ! et quelle ennemie était donc cette Cléopâtre dont la disparition les soulageait d’un poids si lourd ? L’ode d’Horace est un document que revendique l’histoire ; la supériorité de Cléopâtre y éclate de partout. A travers les jubilations de cet hymne entonné à la gloire du vainqueur, vous surprenez chez le poète un mouvement de sympathie, d’admiration involontaires pour la grande Égyptienne.

D’autres, plus tard, l’insulteront ; un Properce imaginera que, si les dieux n’ont pas permis qu’elle tombât vivante aux mains d’Octave, c’est qu’ils la jugeaient indigne d’orner son triomphe, et ne voulaient point qu’une femme pareille fût conduite par ces mêmes

  1. Shakspeare.