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armé de toute la puissance publique. En 1848, la sédition de juin prenait déjà de bien autres proportions ; pendant quatre jours, elle occupait une partie de Paris, et elle tenait tête à la souveraineté nationale elle-même, représentée par une assemblée, à toutes les forces régulières placées sous la main d’un dictateur. En 1871, toutes les limites connues de la sédition sont dépassées, l’insurrection est restée maîtresse de Paris, et il a fallu un siège de deux mois, toutes les ressources de la stratégie, une bataille, une gigantesque bataille d’une semaine, pour reconquérir pied à pied ces murs, ces monumens incendiés et ensanglantés, sur lesquels avait flotté trop longtemps le hideux drapeau de la guerre civile. Je ne parle pas pour le moment des circonstances particulières et à jamais douloureuses qui ont pu favoriser cette effroyable explosion, qui en font et en feront éternellement un des plus grands crimes des annales françaises. Il n’est pas moins vrai qu’on sent à travers tout le progrès de la force insurrectionnelle.

Autre fait qui n’est pas moins frappant : dans cette succession de crises révolutionnaires qui vont en grandissant, qui apparaissent comme les jalons sinistres de l’histoire contemporaine, tout a changé par degrés, les idées, les mobiles, les mots d’ordre, les procédés. La lutte a pris visiblement un nouveau caractère. Elle n’est plus partielle, locale, sporadique en quelque sorte ou simplement politique comme autrefois, au temps où l’on conspirait, où l’on s’insurgeait, où l’on se battait pour une question de gouvernement, par fanatisme républicain. La lutte est décidément sociale. C’était déjà sensible en 1848, à cette époque où pour la première fois la grande armée prolétaire, soldée par l’imprévoyance, formée dans l’anarchie et dans l’oisiveté fiévreuse d’un interrègne agité, se levait contre la république elle-même. « Depuis 1830, disait un des pères de cet étrange mouvement ; Enfantin, dans ses confidences familières, depuis 1830 notre pauvre petit socialisme est devenu un fort gros socialisme, pas trop beau et assez mauvais garçon, n’entendant pas raillerie… » Le fait est, pour parler le langage du pontife saint-simonien, que le « bonhomme socialisme » avait grandi de 1830 à 1848, qu’il a grandi encore plus depuis 1848, et qu’il a montré effectivement qu’il n’avait rien de beau. Il a grandi surtout en ce sens qu’il ne se résume plus dans un nom, dans un système ou dans une secte ; il est devenu légion. Il a recruté sur son passage tout ce qu’un monde en fermentation peut contenir de passions envieuses et inassouvies, de convoitises grossières, de vocations déclassées, de haines serviles, d’instincts anarchiques, et il en a fait cette masse confuse, sinistre, anonyme, redoutable par le nombre et par l’irresponsabilité, qui à un jour donné s’est trouvée être une