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mée. L’ancien gouverneur de Paris a eu certainement tout le succès personnel qu’il pouvait ambitionner ; il a ému, il a ébloui et intéressé, il a tenu pendant quelques heures l’assemblée sous le charme d’une parole familière, imagée et vibrante, en lui exposant la psychologie de l’armée française. Après cela, est-ce bien un discours politique, c’est-à-dire un discours d’une portée efficace et pratique, qu’il a prononcé ? N’a-t-on pas assisté plutôt à une conférence faite par un homme d’infiniment de talent ?

De quelque façon qu’on juge le général Trochu comme chef militaire, c’est toujours une nature de soldat d’une originalité singulière, mêlant le sentiment moral le plus élevé à un brillant esprit, un certain stoïcisme à la plus vive imagination. Le discours de l’autre jour est justement une expression nouvelle et plus accentuée peut-être de cette originalité. Que le général Trochu ait discerné depuis longtemps avec sagacité les faiblesses de l’organisation militaire de la France, cela n’est point douteux : son livre de 1867 le disait avant que les événemens eussent justifié cruellement ses prévisions attristées ; il le répète aujourd’hui après des désastres qui ont dépassé toutes ses craintes. Le général Trochu a bien souvent raison, et touche assurément bien des points vulnérables ; il n’a pas même tort lorsqu’il entreprend, comme il le dit spirituellement, de compléter le régime des libertés nécessaires par celui des « vérités désagréables » faisant suite « au régime des complimens, de l’admiration mutuelle et perpétuelle. » Oui certes, le général Trochu est un observateur des plus ingénieux ; seulement il a peut-être quelquefois trop d’esprit pour la circonstance. Sa théorie sur les légendes par lesquelles se perdent les nations est, nous le craignons, une brillante image plus qu’une vue bien sérieuse ou qu’une explication bien profonde de ce phénomène à peu près invariable qui fait succéder une période d’affaissement à une période d’expansion et d’éclat dans l’histoire des peuples. Ce qu’il dit de la Légion d’honneur est peut-être bien sévère. Après tout, les institutions deviennent ce qu’on les fait. Parce que depuis longtemps tous les gouvernemens ont prodigué la Légion d’honneur au point de la donner par habitude, ou comme un luxe, ou comme une sorte de récompense obligée, parce que depuis un an on a distribué plus de décorations que si on était allé de victoire en victoire, cela prouve-t-il que l’idée première n’eût point quelque grandeur ? Est-ce que cette petite croix n’est rien pour le vieux soldat qui a servi son pays, qui est peut-être couvert de blessures, et qui peut montrer à ses enfans ce signe d’honneur reluisant dans sa modeste maison comme un symbole visible du devoir accompli ? Est-ce qu’une démocratie se corrompt et s’altère par ce seul fait, qu’elle honore ceux qui l’honorent et la servent, en les signalant par une distinction personnelle à la considération, à la confiance de leurs compatriotes ? Le mal n’est pas dans