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rejeté tout à coup au fond, bien au fond des années lointaines, croit voir se redresser devant lui quelque chose de sa propre vie. « Demain, à sept heures, je m’embarque sur la diligence de Neuville ; à dix heures, j’aurai déjà traversé la Saône. Me voilà montant à Saint-Germain par le chemin des amoureux ; jamais il n’aura mieux mérité ce nom. J’aperçois bientôt dans le lointain la jolie maison blanche, mon pas devient plus pressé… C’est alors que mon cœur bat ; je traverse rapidement le peu d’espace qui me reste à parcourir ; j’entre dans la cour, j’approche de la porte, je l’ouvre ; il n’y a point d’expression qui puisse peindre les sensations que j’éprouve ; le cœur de Julie saura lire dans le mien, à travers mon embarras, mon air gauche et contraint. » Vous rappelez-vous dans Mauprat l’admirable page où Mauprat raconte son retour après sept années d’absence ? « Lorsque nous approchâmes de La Varenne, nous mîmes pied à terre, etc., » et le cri qui termine : « enfin l’impatience me prit, l’allée était interminable, bien que très courte en réalité, et je me mis à courir, le cœur bondissant d’émotion : Edmée, me disais-je, est peut-être là ! » Le récit de Mme Sand est plus riche et de plus d’élan que la lettre d’André Ampère ; il n’a pas plus de fraîcheur : la simple nature se trouve ici égale au plus grand art. De ces tableaux achevés en leur négligence, les lettres et le journal d’Ampère en sont remplis ; seulement les détails puérils et par trop personnels s’y entrelacent comme de vulgaires broussailles à une branche d’aubépine, et voilà l’infériorité de la nature brute et de la vie toute crue sur l’art qui choisit, orne et généralise.

Nous ne faisons ici d’ailleurs qu’indiquer le personnage du jeune André, définitivement analysé et peint par Sainte-Beuve. L’intérêt propre du livre de Mme H. C… est de remettre l’héroïne à côté du héros. C’est à l’héroïne que nous devons nous tenir. Il est curieux d’observer comment une âme froide, mais honnête et vertueuse, comment une belle personne, portée vers l’ambition, et qui ne semble attacher de prix qu’aux avantages extérieurs, se laisse peu à peu échauffer et gagner par l’amour naïf d’un homme de génie, sans apparences comme sans position, qui ne lui peut offrir que sa vertu et son honnêteté, et ce génie encore obscur qu’elle devine à peine et dont elle est bien sûre qu’il ne saura jamais tirer parti. C’est la victoire du roman sur la sagesse et de la poésie sur la prose. Julie a d’abord vingt objections contre lui : i ! est trop jeune ou bien il a l’air presque vieux, il n’a pas de manières, il salue mal. On lui dit qu’il est déjà bien savant. Elle réplique : « Si je voyais que ça pût le mener à quelque chose ! » Il songe à se faire professeur. Elle aimerait mieux « le voir dans le commerce. » Elle a devant les yeux l’heureuse et large vie de sa sœur aînée, mariée à Marsil Périsse. Sur ce sujet, il passera toujours dans son cœur des bouffées de regrets qu’elle ne parviendra point à écarter d’elle.