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aujourd’hui notre Jeanne d’Arc ; mais nous, gens plus débonnaires, quand au quatrième acte de Faust nous voyons une armée allemande entrer en scène, déployer son drapeau et chanter victoire, nous trouvons cela fort naturel, et ne nous souvenons déjà plus que c’est arrivé !

Il faut fléchir au temps sans obstination.


J’assistais l’autre soir au Misanthrope, et frappé plus que jamais de cette situation indéterminée entre le sérieux et le ridicule que le poète fait à son héros, à cet Alceste, l’honnête homme par excellence, qui observe, réfléchit, va au fond des choses et sait haïr, je me demandais si le hasard seul pouvait avoir poussé Molière à ce parti, et si ce n’était point plutôt un symptôme caractéristique de notre état moral que cet avantage continuel donné sur le grand Alceste à Philinte, le raisonneur, le philosophe flegmatique, en un mot le vrai Parisien d’hier, d’aujourd’hui et sans doute, hélas ! aussi de demain, qui

… Prend tout doucement les hommes comme ils sont,
Accoutumant son âme à souffrir ce qu’ils font.


Regardez nos affiches : à quelle nationalité appartiennent les noms qui s’y pavanent ? Entrez à l’athénée, non, au Théâtre-Lyrique, une scène subventionnée par l’état, s’il vous plaît ; que joue-t-on ? Sylvana. Pourquoi Sylvana ? évidemment pour se mettre une fois de plus sous l’invocation d’un grand saint du calendrier germanique. Choisir l’heure pénible où nous sommes pour s’en aller ravauder les papiers de jeunesse de Weber, c’est avoir la main malheureuse. S’il nous faut du Weber à tout prix, si nous en avons la rage, prenons le Freyschütz, Oberon, Euryanthe, mais laissons dormir dans leur poussière des médiocrités que désavouerait l’auteur lui-même. Étrange religion que celle qui dédaigne les œuvres des compatriotes morts ou vivans et s’agenouille devant de pareilles reliques ! Quand il n’y en a plus de Weber, on en invente ; on cueille ici un air, là un duo ; de toutes ces fleurs jaunies, passées et trépassées, on compose un bouquet suant la moisissure, et le comble du naïf, ce qui d’un trait vous peint une situation dans toute sa tristesse, c’est qu’on puisse s’imaginer qu’une antiquaille de cette espèce, une chose si piètre et si ridicule, en aura plus de mérite à nos yeux pour être signée du nom musicalement célèbre, mais patriotiquement exécrable, de l’auteur des Chasseurs de Lutzow et de tant de furieux houras contre la France !

Et dire que pendant ce temps nous laissons nos compositeurs se morfondre ! Les talens, pas plus que les bonnes volontés, ne manquent ; il faut désormais que leurs appels soient entendus, il faut que nos lauréats du prix de Rome cessent d’être réduits à devenir sur des scènes de bas étage les vils parodistes d’un art impuissant à les faire vivre.