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moitié, si le duc de Brunswick continue à nous commander. » — Le vieux maréchal les calme du mieux qu’il peut ; resté seul avec Gentz, il lui dévoile toute l’étendue du péril : le duc n’a pas de plan suc l’ensemble des opérations, il en dirige les détails d’une façon pitoyable. Il « fatigue les troupes par des dispositions confuses et contradictoires, par des marches et contremarches inutiles, par une mauvaise répartition des cantonnemens, par des difficultés continuelles pour la subsistance, par une infinité de fausses mesures qui épuisent leurs forces en pure perte[1]. » Les Français, ajoute-t-il, vont pousser des forces considérables vers Leipzig ; si on leur permet de s’emparer du pont de Kœsen, la Saxe est perdue. Le projet du duc de concentrer l’armée près de Weimar est un trait de déraison militaire qui surpasse celle de Mack. Si cela ne change pas, il est à craindre que les troupes « excédées de fatigues et de misère ne fassent que médiocrement leur devoir. »

Cela ne changea que pour empirer. Le mouvement des Français se dessine ; ils occupent Géra et Zeitz. C’est un coup de main, pense-t-on, on a intérêt à les voir se porter ailleurs, ils doivent s’y être portés[2]. Les projets et les plans se succèdent à mesure qu’arrivent des nouvelles toutes incomplètes, toutes contradictoires sur les mouvemens de Napoléon. Comme il est impossible de prendre un parti, on reste dans l’indécision, on se divise. Épouvanté par ce spectre de Mack, que l’on dresse devant lui, Brunswick se décide à battre en retraite vers l’Elbe, et il se dirige sur Auerstaedt avec 70,000 hommes ; le prince de Hohenlohe défendra le passage de la Saale à Iéna avec une armée égale. Ces décisions ne furent arrêtées que le 13. Gentz avait quitté le quartier-général depuis le matin ; sa mission était terminée : il avait achevé son travail de rédacteur, et les diplomates prussiens avaient constaté qu’il était trop tard désormais pour négocier avec Vienne. Le 14 octobre, il traversait les collines qui entourent Mansfeld ; il entend une canonnade terrible. Le 15, à Cœthen, deux négocians anglais, qui arrivent de Leipzig, lui racontent que Hohenlohe a battu les Français. Il retrouve les

  1. « Il semblait aussi impossible de comprendre ce que l’on faisait que de deviner la pensée qui présidait à nos destinées… Les ordres et les contre-ordres se succédaient sans intervalle ; les troupes, ballottées sur les routes d’un point à un autre, ne savaient plus que devenir ; dégoûtées par des marches et des déplacemens inutiles, elles perdaient toute confiance dans le commandement. » — Metz.
  2. « L’empereur et le major-général se rattachaient à l’espoir que l’ennemi tenterait une attaque contre nos positions… Vainement leur démontrait-on que les Prus-riens exécutaient de point en point le plan d’invasion depuis si longtemps médité, tracé par Clausewitz lui-même en 1831 ; ils ne voulurent pas y croire et caressèrent la seule idée où ils pensaient devoir trouver la réparation de nos premiers désastres. » — Id., p. 51.