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trouverait malaisément deux hommes qui se ressemblent moins ; les rapports que l’on a signalés sont tout extérieurs et superficiels. Cicéron et Démosthène ne sont point de la même famille ; ils ne sont voisins l’un de l’autre ni par le caractère, ni par l’esprit, ni par le style, ni par le rôle qu’ils ont joué. Ce contraste se marque encore jusque- dans la manière dont se présentent à la postérité ces deux rares génies. Il n’y a peut-être pas dans toute l’antiquité un personnage qui nous soit mieux connu que Cicéron ; il n’y en a pas dont la vie privée et l’âme même aient pour nous aussi peu de secrets. Cet avantage, on le doit surtout à cette incomparable correspondance où Cicéron, sans se douter qu’il mettait tant de gens dans la confidence, a laissé couler avec un si charmant abandon le flot limpide et clair de ses sentimens les plus intimes. Pour Démosthène, rien de pareil ; les quelques lettres que l’on a sous son nom paraissent apocryphes, et, fussent-elles authentiques, elles ne nous apprendraient rien de ce que l’on aimerait tant à savoir. Elles sont toutes, hors une seule, adressées au sénat et au peuple d’Athènes : ce sont des manifestes, des dépêches, dont quelques parties ne manquent pas de mérite et d’éloquence, mais ce ne sont pas des lettres familières. Rien non plus de semblable chez l’orateur grec à tant de passages des discours et surtout à ces préambules des dialogues philosophiques ou littéraires, à ces pages du Brutus’’ où Cicéron se fait son propre biographe et tantôt raconte comment s’est formé son talent, tantôt nous entretient de ses craintes et de ses espérances, de ses douleurs et de ses joies, des consolations que réservent aux vaincus de la politique l’étude et le commerce des grands esprits de tous les temps. Grâce à tous ces secours, il se produit un singulier effet d’optique. On pénètre si avant dans la vie domestique et morale de Cicéron, on en distingue si nettement certains détails et certains accidens, le son et l’accent de sa voix arrivent si bien à l’oreille, que par momens il semble tout près de nous. On oublie que c’est un ancien, et que dix-huit siècles nous séparent du mari de Térentia, du père de Tullie, du spirituel ami de Cœlius et d’Atticus. On se surprend à le traiter comme un moderne, presque comme un contemporain, avec la même familiarité indiscrète, avec le même sans-gêne, parfois affectueux, parfois ironique et cruel.

De Démosthène au contraire, nous ne connaissons que l’homme public, que l’orateur. L’homme privé, l’homme même nous échappe. Ce qui peut paraître étrange, mais ce qui ne saurait être contesté, c’est qu’il se dérobe à nous plus complètement que ce Périclès, qui appartient à une époque plus reculée, qui n’a pas écrit une ligne, et dont les discours sont perdus. A défaut de renseignemens comme ceux que Cicéron nous prodigue sur lui-même, nous n’avons