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pressentiment sinistre. « La réflexion que ces souverains allaient à la rencontre d’un combat dont le succès pouvait changer la face de l’Europe, mais dont l’issue contraire, en les ruinant eux-mêmes, détruisait la dernière chance de salut pour tant de pays et de peuples, rendait cette marche en même temps imposante et lugubre. » Le général Kalkreuth avait son quartier-général à Auerstaedt ; Gentz s’y arrête, y déjeune et y passe la moitié de la journée. C’est là que des doutes plus positifs et des craintes plus motivées commencent à l’assaillir. Kalkreuth commandait la réserve du centre, l’élite de l’armée. C’était un vieux lieutenant de Frédéric, un des vétérans de la guerre de sept ans ; il n’avait point le rôle auquel il aurait pu prétendre ; naturellement, caustique et persifleur, il voyait les choses en noir et jugeait sévèrement les hommes. C’était, comme on dit chez nous, un grognard et un mécontent, mais c’était aussi un homme de sens et d’expérience, et les confidences qu’il fait à Gentz jettent à celui-ci la mort dans l’âme. Il lui dit que personne plus que lui n’avait désiré une guerre avec la France, que personne n’en avait mieux reconnu la nécessité, mais qu’aujourd’hui personne ne serait plus enchanté qu’il se trouvât un moyen honorable pour en prévenir l’explosion. Engagée comme elle l’est, continuait-il, la guerre ne peut pas réussir sans un bonheur presque fabuleux ; le commandement est entre les mains de l’incapable Brunswick ; le roi n’est plus qu’un volontaire étranger dans son armée, personne n’est consulté sur rien ; le maréchal de Möllendorf, le seul général que le duc ait l’air d’admettre à sa confiance, n’est que l’écho de sa volontés ; » Brunswick est au-dessous de sa tâche, il n’a ni la vigueur nécessaire, ni la largeur d’esprit qu’il faudrait ; l’armée est sans confiance, la valeur des troupes ne compensera pas les défauts de la direction supérieure ; si avant huit jours un événement fortuit n’a pas changé la face des choses, « cette campagne finira ou par une retraite dans le genre de celle de 1792, ou par quelque catastrophe mémorable qui fera oublier la bataille d’Austerlitz. » On ne parle dans l’état-major que de la nécessité de « prendre l’offensive et de marcher en force sur l’ennemi. Rien n’est plus absurde que ces propos, puisque non-seulement rien n’y répond dans les mesures prises, mais »que de plus le moment de l’offensive est déjà passé sans remède[1]. »

  1. Revenons à Metz, à la fin de juillet 1870. « Du moment où… on avait eu la hardiesse de jeter le gant à l’Allemagne, il fallait de l’audace et de la décision pour lui en imposer et profiter de son premier trouble ; ce n’était qu’à ce prix que le succès était possible et que la provocation pouvait se justifier. Parler avec tant de hauteur et de décision pour agir ensuite avec tant d’hésitation et de timidité, c’était au moins un contre-sens… On se berçait de la malheureuse illusion qu’on avait une grande avance sur les mobilisations prussiennes… On était décidé à rester sur la défensive la plus absolue, afin de laisser à l’armée le temps de se constituer. » — Metz, p. 16-15.