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voudraient-ils causer, ou le chanteur chanter, ou l’avocat se lever au tribunal pour exposer sa cause devant le juge ? — Alors bourdonnez plus vite et plus fort, tambours, sonnez plus perçantes, trompettes !


« Battez, tambours, battez ! sonnez, trompettes, sonnez ! — Ne vous arrêtez point, — n’admettez ni pourparlers ni excuses ; — ne tenez pas compte des craintes, des prières, ni des larmes ; ne prenez pas garde au vieillard qui implore le jeune homme ; couvrez la voix de l’enfant, les plaintes de la mère ; — forcez même les tréteaux à secouer les morts qui attendent, couchés sur eux, le corbillard, — tant vous tonnerez fort, tambours, tant vous vibrerez haut, trompettes. »


Cependant parfois le poète belliqueux s’attendrit :


« Auprès de la flamme capricieuse du bivac, — une procession m’enlace, solennelle, douce et lente ; mais d’abord je distingue — les tentes de l’armée endormie, la faible silhouette des champs et des bois, — les ténèbres éclairées çà et là par des taches de feu, le silence ; — comme un fantôme, près ou loin, une forme qui passe ; — les buissons et les arbres, quand je lève les yeux, semblent m’épier à la dérobée, — tandis que se déroule la procession de mes pensées, — ô tendres et merveilleux rêves, — de la vie et de la mort, d’autrefois, du foyer, de ceux qu’on aime et qui sont loin ! — Leur lente et solennelle procession m’enlace, tandis que je demeure assis sur la terre, — près de la flamme du bivac. »


Dans la Veillée des morts sur le champ de bataille, Walt Whitman s’élève plus haut encore :


« Ce fut une veillée étrange sur le champ de bataille, cette nuit-là, — vous étiez tombé à mes côtés le jour même, mon fils et mon camarade ! — Je ne vous donnai qu’un regard, et vos yeux chéris y répondirent par un regard que je n’oublierai jamais, — nos mains se touchèrent, enfant, comme vous gisiez sur la terre, — puis la bataille m’emporta, la bataille indécise, acharnée jusqu’au soir, où enfin je revins à vous pour vous trouver si froid dans la mort, camarade ! — Je découvris votre visage à la clarté des étoiles. — Le vent de la nuit soufflait frais et pur. — Longtemps je vous veillai, le champ de bataille étendant autour de nous son immensité sombre. — Veillée étrange, douce veille dans la nuit embaumée, silencieuse ! — Pas une larme ne tomba ; il n’y eut même pas un soupir. — Je vous regardais, assis tout près, le menton sur le poing ; — je passai ainsi avec vous, mon cher camarade, des heures mystiques, des heures immortelles. Pas une larme, pas un