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dont l’origine selon lui est féodale, d’une certaine distinction convenue, de ce qu’il appelle les façons de la haute vie de bas-étage, — l’ambition enfin de créer une poésie américaine proprement dite, en rapport avec l’immensité territoriale et la grandeur des destinées du Nouveau-Monde lui inspirèrent cette œuvre, qui eut un succès prodigieux en même temps qu’elle suscita de formidables orages. Emerson n’a pas craint de désigner Leaves of Grass comme le morceau le plus extraordinaire de sagesse et d’esprit qu’eût encore produit l’Amérique ! Sans doute la forme en est souvent négligée ou même baroque. Si vous êtes imbu de vieux préjugés contre les poèmes en prose, si vous tenez compte des lois de la versification, gardez-vous de lire ce qu’on a comparé avec trop d’indulgence à la poésie de la Bible et à la prose rhythmée de Platon. L’auteur déclare du reste rompre avec tous les précédens ; Aujourd’hui, voilà l’épreuve qui doit tenter le poète ! À quoi bon remonter dans la nuit des générations lointaines ? L’homme naturel, tel est son héros ; les États-Unis sont en eux-mêmes le plus grand de tous les poèmes. Walt Whitman enterre le passé : il chante l’avenir, l’Amérique et la liberté ; qu’on n’attende de lui rien de frivole ni de féminin. Il se pique avant tout d’une herculéenne virilité.


« Je ne suis pas un délicat dolce affettuoso, moi ! — barbu, brûlé par le soleil, le cou bruni, le ton austère, j’arrive… »


Dans un de ses chants patriotiques, le Départ de Paumanok, après nous avoir appris qu’il a quitté Paumanok à la forme de poisson[1], Paumanok, où il est né, où l’a élevé une mère parfaite, pour errer par maint pays, lui, l’amant des pavés populeux, tour à tour habitant de Mannahatta, cité maritime, ou des savanes du sud, soldat campé le sac au dos, le fusil au bras, ou mineur de Californie, nourri dans les bois de Dakotah de la chair des animaux sauvages et des eaux vives de la source, etc. (il y en a très long ainsi, le poète se complaît dans ces énumérations interminables), — après avoir fui les foules, salué, libre et heureux, le Missouri rapide, le puissant Niagara, vu paître les buffles dans les plaines immenses,… après avoir surpris les secrets de la terre et des rochers, des fleurs éphémères, des brillantes étoiles, de la pluie et des neiges, étudié le chant du faucon des montagnes, que sais-je encore ? Walt Whitman s’écrie :

  1. Paumanok est le nom que les indigènes donnent à Long-Island, qui offre en effet sur la carte la figure d’un poisson.