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mais enfin il existe malheureusement chez nous, depuis quelques années, une tendance marquée vers ce réalisme qui est le contraire du naturel et de la vérité, une disposition à confondre les muscles avec le génie. On a trop oublié l’appréciation exquise de Joubert. « Où il n’y a point de délicatesse, il n’y a point de littérature. Un écrit où ne se rencontrent que la force et un certain feu sans éclat n’annonce que le caractère. On en fait de pareils, si l’on a des nerfs, de la bile, du sang et de la fierté. » À ces chercheurs fantaisistes, à ces révélateurs excentriques, ennemis de l’ordre et de la méthode, qui écrivent à la force du poignet et ne craignent pas de fouiller les élémens les moins purs, les plus malsaines profondeurs de la nature humaine, il peut être utile de faire connaître Walt Whitman. Quelques-uns reculeront sans doute effrayés devant les monstruosités auxquelles conduisent leurs propres principes poussés aux extrêmes limites par un maître du genre ; les incorrigibles éprouveront du moins ce découragement que donne le sentiment de l’infériorité, ils désespéreront d’atteindre à cette intensité de vie animale, à cette poignance, comme disent les Yankees, admirateurs de Whitman, à ces fureurs d’iconoclaste en présence du convenu, à cette puissance de tempérament titanique, dont M. Victor Hugo dans ses audaces les moins excusables et M. Baudelaire dans ses plus vénéneuses compositions ne se sont approchés que de loin.

Walt Whitman (Walt est l’abréviation de Walter) est né au village de West-Hills, Long-Island, dans l’état de New-York, le 31 mai 1819. Sa famille paternelle est d’origine anglaise ; sa mère, Louisa van Velsor, était de race hollandaise. Ses parens appartenaient tous deux à la secte du quaker Elias Hicks, qui professe le déisme pur. Ils eurent de nombreux enfans, dont chacun fut obligé de gagner sa vie. Walt, placé à l’école dans un faubourg de New-York, commença dès l’âge de treize ans le métier d’imprimeur ; il devint plus tard, instituteur de campagne, et se mit à écrire, tout en se livrant aux entraînemens d’une jeunesse fongueuse, au plaisir des voyages, et en revenant parfois aux humbles travaux de charpentier et de maître maçon, qui avaient été ceux de son père. Ses premiers essais littéraires, publiés dans la démocratic Review, remontent à 1841 ; ils passèrent inaperçus, étant fort médiocres. Son premier poème, l’Argent du sang, fut une dénonciation de la loi contre les esclaves fugitifs ; mais en 1855 seulement le recueil intitulé Brins d’herbe (Leaves, of Grass) commença en réalité sa réputation.

Le mépris qu’il éprouvait pour le sentimentalisme élégant que les poètes de l’école de Tennyson ont mis en honneur, et qui pour lui n’était qu’un verbiage plus ou moins musical, résultat d’une vie de mollesse et d’énervement, — la haine de ce genre de littérature