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avaient des intérêts communs, mais la Russie et l’Allemagne ont des intérêts contraires. La fondation du nouvel empire d’Allemagne et la réunion de toutes les races allemandes sous le sceptre de la maison de Brandebourg doivent faire éclater tôt ou tard l’inévitable antagonisme des deux grandes nations du nord, et jeter la Russie dans les bras de la France.

Ce n’est point un secret que la Russie vise à l’unification des pays slaves, comme la Prusse poursuit l’unité des races germaniques. Les succès rapides de cette dernière ne peuvent que hâter les entreprises de sa rivale. L’Autriche, qui semblait destinée à jouer un rôle important dans l’émancipation des races slaves et à partager en Orient l’influence de la Russie, est devenue la vassale de l’Allemagne à la suite de nos défaites. Depuis l’entrevue de Gastein entre les deux empereurs germaniques, il faut la considérer comme une puissance allemande attachée à la fortune et placée sous le patronage du nouvel empire. Elle ne peut donc plus prétendre au patronage des races slaves, qui reviendra tout entier à la Russie. Le jour où la Russie s’avancerait vers Constantinople, où la lutte déjà commencée entre les deux races dans les provinces baltiques s’allumerait dans le bassin du Danube, ce serait l’Allemagne qui essaierait de lui barrer le chemin de l’Orient. Une guerre gigantesque éclaterait du nord au midi sur toutes les frontières des deux empires, et cette guerre mettrait le feu à l’Europe.

Qui nous empêcherait alors de choisir entre les deux alliances possibles et de consulter avant tout nos intérêts, c’est-à-dire nos devoirs envers la France ? Que les Anglais le sachent bien : nous ne pouvons plus nous faire écraser pour le seul plaisir de mériter leur ingratitude. Tant que le cabinet de Londres se complaira dans les doctrines de non-intervention qui lui sont chères, toute la bonne volonté de la France ne suffira pas à conserver le repos du monde. Nous serions les dupes de notre vertu, si nous nous faisions les chevaliers errans de l’Angleterre, sans même être soutenus sérieusement par elle. Mieux vaudrait subordonner tout à une seule pensée, celle de prendre notre revanche et de rentrer en possession de notre bien. Plutôt que de périr, nous serions, s’il le fallait, les complices de l’ambition russe. Tant pis si l’équilibre européen devait en être encore une fois altéré, ou si le nouveau maître du monde, avec une main sur l’Europe, une main sur l’Asie, devait faire peser sur les nations un joug aussi lourd que celui de l’Allemagne. Tant pis si l’Angleterre elle-même devait rester privée de ses colonies, déchue de sa splendeur, refoulée dans son île. L’Europe nous a dégagés de tous nos devoirs en manquant à tous ses devoirs envers nous. A ceux qui se plaindraient, la France serait en droit de répondre que,