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rompues, que toute chance d’armistice était perdue, et que les opérations militaires, un instant ralenties, allaient reprendre avec plus de vigueur, le cabinet russe éprouva un vif désappointement, et, surmontant toutes ses hésitations, il démasqua brusquement ses batteries. Le 9 novembre, communication fut faite à Londres, à Yienoe, à Florence, du document, déjà rédigé depuis quelques jours, qui signifiait d’une façon péremptoire que le tsar ne se considérait plus comme lié par les stipulations additionnelles, du traité de 1856 concernant la neutralité de la Mer-Noire, et « qu’il rendait au sultan la plénitude de ses droits, » comme lui-même reprenait la sienne.

On se rappelle en quoi consistait le traité de 1856. L’article 14 de ce traité mettait sous la garantie de toutes les puissances contractantes une convention additionnelle conclue entre la Russie et l’empire ottoman, convention limitative des forces navales que les deux puissances riveraines auraient le droit d’entretenir dans la Mer-Noire pour le service des côtes. Ces forces ne pouvaient dépasser six bâtimens à vapeur de taille moyenne et quatre bâtimens légers à vapeur ou à voiles. En retour, le traité garantissait aux deux puissances la neutralité de cette mer ; mais, comme l’exposait très bien la note du prince Gortchakof, ces stipulations, semblables en apparence pour les deux parties, avaient en réalité des conséquences inégales. La clause qui limitait les forces navales de la Turquie dans la Mer-Noire ne l’empêchait pas de les développer dans les Dardanelles et dans l’Archipel, tandis que la Russie, bloquée en-deçà du Bosphore, ne pouvait nulle part entretenir une flotte. D’ailleurs la neutralité promise cessait naturellement, si la guerre était déclarée, et les escadres anglaises, se joignant à la marine ottomane, pouvaient venir dans la Mer-Noire accabler sans résistance les quelques vaisseaux qu’on avait permis à la Russie d’y garder. De ce côté, l’empire russe était ouvert à toutes les attaques et mis à la discrétion des flottes alliées. Aussi le prince Gortchakof exprimait-il ses réclamations avec la hauteur d’un orgueil longtemps humilié qui prend enfin sa revanche.

La surprise et l’émotion. furent grandes dans les trois cours neutres. Elles soupçonnaient depuis longtemps les projets de la Russie, mais ne s’attendaient pas à les voir éclater si brusquement. L’Autriche se plaignit hautement « d’un procédé qui non-seulement portait atteinte à un acte international signé par toutes les grandes puissances, mais qui encore se produisait au milieu de circonstances où plus que jamais l’Europe avait besoin des garanties qu’offrait à son repos et à son avenir la foi des traités[1]. » L’Italie déclara

  1. Le comte de Beust au comte Chotek à Saint-Pétersbourg, 14 novembre.