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rétroactif. La nation représentée dans le parlement ne défie point la nation représentée dans le jury. Le juge se trouve ainsi pendant des mois, souvent pendant des années, sur une sorte de Sinaï, plus haut que les faiseurs de lois, et appelant sur lui les yeux de toute la nation.

Le prestige des juges ne tient pas seulement à ce rôle auguste ; ce n’est pas assez que leur sagesse dirige les consciences ignorantes des jurys, que leur main les mène au vrai, que leurs arrêts deviennent comme des axiomes que les âges se transmettent. Le magistrat devient législateur sans cesser d’être magistrat. La chambre des lords peut être ou tribunal ou chambre, législative. Ceux qui ont le plus longtemps veillé à l’application des lois sont les meilleurs correcteurs de législation. L’autorité morale des juges est donc presque sans bornes. La liberté de conscience, la liberté personnelle ; la liberté de la presse, ne sont pas, grâce à eux, restées des mots, des chimères ; ces biens sacrés sont devenus aussi inviolables que le droit de propriété, que les biens purement tangibles et matériels.

La chambre des communes est l’expression vivante de la souveraineté nationale ; mais cette souveraineté n’est point une force aveugle, enfantine, capricieuse, remuante, prête à faire des ruines plutôt qu’à ne rien faire. Le parlement peut tout faire, mais il se contente de corriger l’œuvre du passé, il ne prétend pas la renouveler tout entière. L’Angleterre ne connaît pas encore la doctrine funeste en vertu de laquelle nulle génération n’aurait le droit de lier d’autres générations. S’il en était ainsi, ce n’est pas seulement la constitution politique, ce sont toutes les lois qu’il faudrait sans cesse changer. Où commencent d’ailleurs, où finissent les générations ? La chambre des communes est la force motrice de l’Angleterre, et il lui suffit de vaincre dans ses patiens efforts les forces résistantes de la tradition, de la coutume, de la couronne, de l’aristocratie. Une sorte d’équilibre mobile s’établit sans cesse entre toutes ces forces. Les communes anglaises ne se sont jamais considérées que comme des instrumens de la grandeur, de la prospérité, de la sécurité de l’Angleterre. Lear souveraineté s’arrête toujours instinctivement devant tout ce qui semble menacer la patrie.


AUGUSTE LAUGEL.