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frein que le droit commun ; la colère, l’envie, l’injustice et la haine peuvent à leur gré se déchaîner. Ces orages n’épouvantent personne, ils semblent aussi inévitables que les vents d’équinoxe. Au pouvoir ou hors du pouvoir, les partis font de la propagande, remuent l’opinion. La politique a une sorte d’ardeur théologique ; ce mot ne fait pas horreur comme aux pays latins. La politique envahit tout, elle est assise au foyer domestique, à toutes les tables, elle se glisse dans tous les livres, elle respire partout ; on n’en sépare point l’économie politique, l’administration, la science des finances, comme je ne sais quoi de bas et d’impur. Les femmes n’en sont pas moins des femmes pour avoir une opinion. Les affaires de l’état ne sont point le monopole d’une classe de vendeurs de sermens et de marchands d’éloquence. Il n’y a pas deux pays dans le pays, l’un qui vit de la politique, et l’autre qui la subit, s’en défend, s’en éloigne avec dédain ou dégoût. On demande à un homme d’avoir la préoccupation, la passion des choses publiques, du bien public ; l’esprit de parti n’est pas regardé comme un danger pour l’état, on y voit une condition nécessaire du gouvernement libre. Ce n’est pas assez de dire : Je veux servir le pays ; avec qui voulez-vous le servir ?

Ces mœurs n’assurent pas seulement la liberté électorale la plus complète ; la nation est tellement pénétrée et saturée de politique que l’élection exprime d’une manière à peu près parfaite la volonté nationale. Elle n’est point une sorte de saillie imprévue, elle sort du corps électoral comme le fruit sort de l’arbre. Il faut sans cesse avoir cette vérité devant les yeux pour ne pas s’étonner de l’omnipotence parlementaire : la souveraineté de la chambre n’est pas en quelque sorte superposée à celle de la nation, elle en est exprimée. Rien ne la gêne dès lors, les hommes politiques vivent dans l’opinion comme des salamandres dans le feu. Il n’y a pas de mesure législative qui ne soit discutée, commentée, amendée, critiquée, d’un bout à l’autre du pays. Les parlemens ne sont que des greffiers de la volonté nationale, ou plutôt il y a comme une circulation perpétuelle de volontés entre les mandataires et les mandans, entre le peuple et ses représentans. Le parlement agit sur la nation, et la nation sur le parlement. Il est assez vain de décréter que le mandat est impératif quand la nation est insoucieuse, indolente, ignorante ; il est oiseux de le faire quand les esprits sont toujours. tendus, quand le souci des affaires publiques est incessant, universel, quand la politique devient pour ainsi dire une partie de l’hygiène nationale.