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uniquement en vue de ses propres intérêts : elle abandonne tout ce qu’elle croit nécessaire de perdre ; elle ne peut pourtant se détruire de ses propres mains, elle ne peut extirper ses propres instincts. Les ouvriers, qui par la dernière réforme sont devenus électeurs, ne cherchent pas encore à se faire représenter par des ouvriers ; ils ne paraissent pas y avoir songé sérieusement jusqu’ici. L’ouvrier anglais n’est pas révolutionnaire : il ne veut que des réformes, et il les obtient des partis politiques. Les agitateurs qui le flattent obtiennent ses applaudissemens, mais ils n’oseraient lui demander son sang, ils ne pourraient le mener à l’assaut de la royauté, de la constitution ; leur gloire, qui brille dans les carrefours, s’obscurcit à Whitehall. Le peuple gronde, remue, s’agite, cependant il est encore retenu par le respect de la constitution, ou plutôt d’un je ne sais quoi qui n’a pas de nom dans la langue politique, qui lui représente et la grandeur des souvenirs et la majesté du présent et cette force invisible qui a construit l’Angleterre, assuré sa durée, son autorité morale, sa fortune sans pareille. L’idée chrétienne du devoir, du renoncement, a aussi une place dans les âmes simples qui se consolent de leur petitesse par la vue de la prospérité nationale. Le froid égoïsme ne les a pas complètement salies. Le peuple anglais n’est pas seulement une poussière humaine. Toutes ces volontés ont un ciment : dans leur grand et douloureux effort, elles ne demandent à l’état, aux gouvernans, que ce qu’elles regardent comme le strict nécessaire de la vie humaine, la liberté, une certaine protection pour les faibles, les impuissans, les malheureux. Le socialisme même reste chrétien ; il ne relève ni d’Épicure ni de Babeuf ; il a des alliés dans les palais, parmi les privilégiés. L’ouvrier anglais n’est point indifférent à la politique, car les journaux à bon marché l’en nourrissent : il s’abuse sur la puissance et la compétence de l’état ; mais son intelligence n’est pas corrompue. Il admire naturellement plutôt qu’il ne hait ce qui le dépasse ; il veut s’élever plutôt que rabaisser les autres.

Tant qu’il en sera ainsi, le parlement restera fermé aux démagogues, aux aventuriers, aux politiques hasardeux. Il y a quelque chose dans la rudesse anglo-saxonne qui repousse la flatterie. Le peuple considère comme ses amis ceux qui s’efforcent de lui donner le pain, la viande, les vêtemens à bon marché, qui protègent ses enfans contre la rapacité industrielle, qui lui promettent de les mieux instruire ; il se défierait de ceux qui lui diraient que l’ignorance et la pauvreté sont les seuls maîtres, les seuls juges légitimes, qu’elles- doivent seules faire et appliquer les lois. L’esprit révolutionnaire n’a pas encore franchi le seuil de la chambre des